Pour la sortie du livre « Les hommes en noir du football » , LDF a recueilli les propos d’Alexandre Joly, l’auteur du livre.
Pour commencer, je voudrais vous interroger sur un parti-pris d’écriture. Vous avez chapitré le livre par périodes et avez illustré chacune d’elle par une finale de coupe de France qui vous a parue emblématique. Comment avez-vous eu cette idée ?
L’idée est partie du processus que j’étudiais qui celui de la professionnalisation de l’arbitrage. Et je savais que j’allais l’étudier à travers la professionnalisation de la structure de l’arbitrage. Et également à travers la professionnalisation des carrières des arbitres. Et c’est en lisant la thèse de François Da Rocha Carneiro(1) qui a travaillé sur l’histoire de l’équipe de France, j’ai vu qu’il avait réalisé cet exercice d’analyse de l’histoire des rencontres in vivo. Je me suis dit à ce moment, qui devait être en 2018 ou 2019, que ce serait intéressant de le faire également pour faire comprendre comment se traduisait la professionnalisation de l’arbitrage à travers le match de football. Je me suis renseigné et j’ai vu que cela n’avait pas encore été fait. Donc je me suis essayé à cet exercice d’écriture qui permet de se rendre compte de divers styles d’arbitrages et des évolutions sur le terrain.
Vous parlez donc, dans votre livre, de la professionnalisation de l’arbitrage. J’ai l’impression, après lecture, qu’elle a été plus rapide que celle des joueurs. Dans le sens où elle a démarré beaucoup plus tardivement mais qu’elle l’a quasiment rattrapée aujourd’hui.
Pour la première partie de votre affirmation, effectivement, il y a un temps de retard. La professionnalisation des joueurs, c’est la saison 1932-1933. Les arbitres, pour qu’ils deviennent seulement semi-professionnels ça se joue à la fin du vingtième siècle. Et il va y avoir une accélération au début du vingt et unième siècle avec différentes évolutions sur le sujet.
Mais est-ce que le niveau de professionnalisation est comparable à celui des joueurs ? C’est difficile de répondre à cette question. Effectivement les arbitres s’entraînent quotidiennement, par exemple. Après il y a encore des retards sur certains aspects. Je le vois encore avec Amaury Delerue, le nouveau manager des arbitres, qui a apporté pour la première fois la dimension psychologique et la préparation mentale depuis deux ans. Ce qui était un gros manque dans la préparation des arbitres. Et c’est quelque chose de très récent. Alors certes, d’un point de vue athlétique, on est sur du très haut niveau comparable aux joueurs et même au-delà des compétences de certains. Après sur d’autres aspects, il y a encore selon moi des axes de progression. La maîtrise des technologies est quelque chose de nouveau, qui fait aujourd’hui partie des compétences des arbitres, et je pense qu’il y a beaucoup d’améliorations qui peuvent être amenées de ce point de vue-là. Donc le comparer aux joueurs, cela me paraît difficile. Les arbitres sont désormais des professionnels à part entière. Mais cela me paraît difficilement comparable à presque cent ans de professionnalisme chez les joueurs.
Au début du livre, on voit que pendant longtemps, le management de l’arbitrage est marqué par beaucoup de piston et d’entre soi. Il faut venir de la bonne ligue, avoir les bons appuis…
Et cela dure d’ailleurs assez longtemps. C’est quelque chose de constant pendant quasiment toute l’histoire. Les compétences sont importantes, mais il y a d’autres aspects à prendre en compte pour les carrières dans l’arbitrage. Alors certes, au début du vingtième c’était encore plus flagrant, puisque dans les années 20, par exemple, il n’y avait que des arbitres de la ligue de Paris au sein de la Commission centrale des arbitres (CCA). Et, a fortiori, qui arbitraient les matchs de première division. Mais après, tout au long du vingtième siècle, certaines ligues étaient plus représentées que d’autres dans des proportions importantes. La ligue du nord, celle du sud-est et celle de Paris. Et la ligue d’appartenance de l’arbitre a, encore aujourd’hui, une importance. Puisque certaines ligues restent plus représentées aujourd’hui. Cela permet de découvrir ce monde qui reste humain. Alors certes, les promotions sont liées à des évaluations des rencontres. Mais les évaluateurs font aussi des choix humains et ces aspects peuvent jouer à un moment dans la progression des arbitres.
A la lecture du livre, on a l’impression que l’arbitre qui a le plus fait avancer les choses en matière de professionnalisation, c’est Robert Wurtz.
Exactement. Je suis tout à fait d’accord avec cette analyse. C’est quelqu’un qui était en avance sur son temps. Il se comportait comme un professionnel avec trente ou quarante ans d’avance par rapport à ce que l’on peut voir aujourd’hui. Et il y a aussi l’influence d’un autre homme qui est Pierre Schwinté, arbitre dans les années 60 et qui a été le mentor de Wurtz. Lui n’était pas un professionnel dans sa manière de concevoir l’arbitrage ou de s’entraîner. Et il a développé ses idées, notamment dans un ouvrage paru en 1971. Et il a vraiment entraîné dans cette logique Robert Wurtz qu’il côtoyait à Strasbourg. Et Wurtz a été le premier notamment sur la dimension athlétique, avec un entraînement quotidien, différentes formes d’entraînement et surtout on est passé d’un entraînement en aérobie à un entraînement en interval training qui est un entraînement permettant de multiplier les courses à haute intensité alors qu’avant, on s’entraînait à un rythme beaucoup plus continu. Ce qui laissait l’arbitre beaucoup plus éloignés du ballon. Dans les années 70, il a notamment été au Brésil où il a pu arbitrer professionnellement. Donc effectivement, c’est un arbitre qui a bouleversé cette activité qui n’était pas encore professionnelle.
Vous parlez aussi dans le livre du rapport des arbitres aux médias. Ce qui est assez intéressant parce qu’il évolue au cours du temps, mais aussi en fonction de la hiérarchie. Vous expliquez par exemple que Pascal Garibian empêche toute communication avec les médias alors que son prédécesseur Marc Batta avait plutôt tendance à laisser faire. Finalement, on ne sait pas trop où placer la ligne sur ce rapport entre arbitres et médias.
Alors on parlait de Robert Wurtz dans votre question précédente. Mais sur ce sujet, il y a une figure très importante, c’est Michel Vautrot. Il a été le premier à devenir une figure médiatique, à entretenir des liens amicaux avec des journalistes, à vraiment essayer de montrer le côté humain derrière l’arbitre et à avoir une très bonne réputation dans les médias. C’est quelque chose qu’il a fait en tant qu’arbitre dans les années 80. Qu’il a prôné en tant que président de la CCA puis de la direction technique de l’arbitrage (DTA) dans les années 90 et 2000. Et c’est vrai qu’ensuite, il y a à la fois des directives de l’UEFA qui disaient que les arbitres ne devaient pas s’exprimer. Et la France s’est mise dans ce moule-là. Notamment, comme vous l’avez rappelé, avec l’arrivée de Pascal Garibian à la tête de la DTA. Même s’il y a eu un retour en arrière sur ce sujet-là. Parce que dans certaines situations, c’est bien que l’arbitre puisse s’exprimer et désamorcer certaines situations, expliquer une décision, dire que l’on s’est trompé ou simplement ne pas laisser penser que l’arbitre est dans sa bulle et ne se préoccupe pas de ce qu’il se passe.
Mais cela reste relativement récent. Jusqu’aux années 70, l’arbitre était quelqu’un de peu connu et peu médiatisé. Mais ensuite, il y a eu quelques allers-retours par rapport à cette dimension. Même si, au final, la place occupée par Michel Vautrot dans les années 80 et 90 a montré qu’il était possible que l’arbitre ait cette représentation positive dans les médias.
Justement, en parlant du rapport des arbitres aux médias, certains médias avaient, à une époque, embauché des consultants arbitrage sur les directs de matchs. Gilles Veissière sur Canal, Joël Quiniou sur RMC, notamment. Ça semblait plutôt une bonne idée, parce que cela permettait de faire de la pédagogie. Mais ça a cessé au bout de quelques années. Vous en pensez quoi ?
Il y a aussi Tony Chapron sur Canal + qui est quand même assez médiatisé, même s’il n’intervient pas en direct. Mais je trouve ça intéressant que les arbitres puissent s’exprimer. Après, concernant les interventions en direct, c’est vrai que cela se fait moins. En même temps, c’est forcément délicat. Les arbitres, c’est une corporation déjà tellement critiquée de toutes parts qu’il est difficile, en plus, d’avoir des critiques internes explicitées dans les médias. Et, du coup, avoir d’anciens arbitres qui remettaient en cause les décisions, c’est quelque chose qui n’était pas très bien vu par la hiérarchie arbitrale. Mais si c’est fait intelligemment, avec une certaine prise de recul, sans avoir des avis trop tranchés, et plus en donnant une véritable explication technique notamment sur la règle ou sur le placement de l’arbitre, ça me paraît intéressant pour éduquer les téléspectateurs. Parce qu’ils sont peu habitués à voir les matchs via le prisme de l’arbitre. Et moi, c’est quelque chose qui me semble intéressant. Ce que fait Tony Chapron en ce moment, en analysant l’arbitrage de matchs remontant à quelques années, c’est quelque chose d’intéressant. Qui est d’ailleurs un peu dans la même idée que ce que j’ai fait dans le livre en analysant des finales de coupe de France.
On a beaucoup parlé de la VAR, mais on parle beaucoup moins de l’utilisation que font les arbitres de la vidéo en amont des matchs pour préparer leurs matchs.
C’est vrai que c’est un aspect qui est apparu dans les années 2010. Parce qu’il y a une volonté des arbitres de se préparer sur une dimension tactique. Et de savoir comment joue une équipe, est-ce qu’elle a des transitions rapides vers l’avant… Et tous ces aspects tactiques vont avoir une influence sur les arbitres en leur permettant de ne pas se retrouver en retard sur les actions. Les arbitres ont aujourd’hui à disposition tous les matchs qu’ils souhaitent en vidéo pour faire leurs analyses. Et effectivement, dans la préparation des matchs avec les arbitres assistants et le quatrième arbitre, il y a cette présentation vidéo de l’arbitre central qui résume les différents points tactiques importants des deux équipes, les joueurs qui peuvent parfois être problématiques… Même si le risque, qui est souvent rappelé par les arbitres eux-mêmes, c’est qu’il ne faut pas tomber dans les stéréotypes. Si un joueur se fait souvent prendre pour simulation, par exemple, il ne faut pas non plus conclure directement à la simulation si le joueur tombe dans la surface. Garder ce genre de détails en tête, mais se souvenir que chaque match a sa vérité et ses particularités.
Toujours concernant la préparation des arbitres et son évolution, vous citez Tony Chapron dans le livre qui déplore que la préparation athlétique aie pris le pas sur les aspects purement footballistiques. Vous êtes d’accord avec ça ?
Il parle beaucoup de cet aspect-là, en effet. Du yoyo test à des tests encore plus exigeants, qui font que certains finissent par s’entraîner plus pour réussir des tests physiques que pour être performants en match. Et dans cette logique-là, ça ne doit pas juste être un athlète mais quelqu’un qui décide. Mais lors des réunions régulières des arbitres à Clairefontaine, il y a de plus en plus cette dimension physique liée à la prise de décision à travers notamment des prises de décision par rapport à des couleurs, ou sur des situations de pénalty vécues en même temps que les tests physiques. Donc je dirais qu’il existe tout de même une réelle volonté de se préparer sur tous les aspects. Mais c’est vrai que la dimension physique a tout de même pris le pas sur le reste de la préparation. Notamment par rapport à la préparation mentale, pourtant importante quand on sait la pression qui s’exerce sur les arbitres du fait des enjeux médiatiques et économiques autour du foot. Mais c’est vrai que dans les années 90-2000, il y avait tellement de retard qu’il fallait vraiment rattraper cet aspect athlétique. Je pense qu’avec le temps, cela se rééquilibrera et qu’on donnera plus d’importance à d’autres aspects.
Un autre aspect intéressant que vous développez dans le livre, c’est la tendance à l’uniformisation. Alors que dans les années 80, il y avait des styles d’arbitrages très différents, cela a eu tendance à s’uniformiser ensuite. Et alors que ça devrait plutôt faciliter la tâche des joueurs d’avoir des repères clairs, ils ont plutôt tendance à se plaindre de cette uniformisation.
Effectivement. Après, j’ai l’impression que sur l’arbitrage, on trouvera toujours des choses à dire. Quand il n’y a pas d’uniformité entre deux journées sur une situation précise, c’est quelque chose qui va être remis en cause par les joueurs ou les entraîneurs. Et inversement. Mais c’est vrai que dans les années 80 et 90, on voit vraiment des styles d’arbitrages différents, des manières très différentes de gérer les rencontres. Après, on a découvert ça dans les années 80 avec l’arrivée de Canal, parce qu’avant, les matchs n’étaient vus que par les gens au stade. Il y a une anecdote célèbre avec Michel Vautrot à la fin de sa carrière vers la fin des années 80. Il apparaît la nouvelle règle qui veut que quand un joueur est fauché en partant au but, il y a carton rouge pour anéantissement d’une occasion manifeste. Et lors d’un match de Marseille, Papin part au but, et selon la nouvelle règle, le défenseur aurait dû être exclu. Et, avec son charisme et son prestige, Michel Vautrot s’en sort sans contestation en ne mettant qu’un jaune. Sauf que lors d’un match peu après, un autre arbitre met un rouge dans les mêmes circonstances et se fait critiquer. Donc, c’est cette dimension médiatique qui a poussé à ce que les fautes similaires soient jugées et sanctionnées de la même manière.
Après, dans la situation actuelle, sur les fautes vraiment incontestables, on est tous d’accord pour dire qu’elles doivent être jugées de la même manière. Mais sur la manière de diriger le jeu et de manager, il y a quand même un lissage entre tous les arbitres. Et c’est quelque chose de regretté par un certain nombre d’acteurs.
Pour finir, vous dites que l’on commence à toucher le sommet en matière de préparation athlétique, de préparation tactique à la vidéo et la préparation mentale reste à améliorer. Mais pensez qu’il y a d’autres domaines où l’on peut encore améliorer les choses ?
Pour moi l’un des sujets majeurs d’amélioration, c’est l’utilisation de la technologie. Sur toutes les décisions binaires, comme de savoir si un ballon est rentré dans le but ou non, la technologie aide les arbitres. Après, pour les autres décisions qui sont non binaires car soumises à interprétation la VAR est quand même beaucoup utilisée alors qu’elle était censée ne s’occuper que des erreurs manifestes, donc mieux définir ce qu’est une erreur manifeste pour éviter le basculement que l’on voit parfois avec du réarbitrage a posteriori qui finit par se sentir dans le comportement des arbitres. Parce qu’ils hésitent ou gèrent certaines situations de manière différentes par rapport à l’ère pré-VAR où il fallait prendre ses responsabilités parce qu’il n’y avait pas le choix. Même chose au niveau des contestations, où j’ai l’impression qu’elles sont encore plus nombreuses. Pour moi, la VAR doit rester un filet de sécurité sur des erreurs manifestes que tout le monde a vu sauf l’arbitre comme la main de Maradona en 1986 ou celle d’Henry en 2009. Mais la VAR qui intervient avec un jugement différent de l’arbitre sur le terrain et donc n’a pas le même esprit dans la manière d’arbitrer la rencontre, cela perturbe le match et qui gêne selon moi le déroulement du jeu. Donc s’il y avait une évolution à avoir, selon moi, ce serait ça. Mais cela dépend des instances et pas seulement des arbitres.
- Dont vous pouvez retrouver l’interview en cliquant ici.
Propos recueillis par Didier Guibelin