Pour la sortie du livre « Femmes d’Iran, football et résistances« , LDF a recueilli les propos de Caroline Azad, l’autrice du livre.
Vous ouvrez le livre avec un avant-propos sur un match de préparation prévu en Belgique de l’équipe nationale féminine iranienne qui a été annulé à la suite de complications avec le pouvoir en place. Ce match est-il symbolique à vos yeux de la façon dont le football féminin est traité en Iran ?
Oui. Parce qu’il y a à la fois le côté des pressions qui sont mises sur les joueuses, et sur les femmes par principe. Parce que le fait d’être une femme et de se placer dans le champ footbalistique, alors que ce match est très connoté comme un sport masculin pour tout un ensemble de personnes de l’establishment iranien, est encore connoté négativement. La fédération de football iranienne reste très connectée au pouvoir iranien. Et elle est traversée, comme le pouvoir, par tout un ensemble de courants, qu’ils soient politiques, idéologique ou philosophiques avec une prépondérance toujours des forces sécuritaires au niveau décisionnel. Y compris pour décider de la présidence de la fédération. On voit qu’il y a de temps en temps des courants plus favorables à la mise en avant du football féminin. Et à d’autres moments, moins. Mais comme la fédération a toujours des obligations vis-à-vis de la FIFA et que cette dernière met en place des moyens de développement du football féminin, l’Iran est obligé de répondre à ces obligations. Et le fait que ce match ait été annulé, et surtout à ce moment-là, ça marque aussi le contexte de l’époque où la fédération était en prise avec des affaires de corruption au niveau de sa présidence. Il y avait beaucoup de corruption à ce niveau-là.
En plus, on sortait de la période covid, où les structures d’entraînements avaient été fermées et les compétitions de sports féminins avaient été gelées. Ce qui avait conduit l’équipe nationale féminine à être mise en dehors du classement FIFA. Et donc elles ont dû batailler pour continuer à s’entraîner et réussir à se qualifier pour la coupe d’Asie féminine. Qualification qui a d’ailleurs surpris tout le monde, parce qu’obtenue sans soutien pendant quasiment un an. Et avant même cette qualification, il y a eu des matchs préparatoires qui étaient censés être organisés, notamment celui en Belgique dont je parle dans l’avant-propos du livre. Et certains courants ont fait pression pour leur interdire de jouer ces matchs de préparation. Et le prétexte qui a été pris pour ce match-ci, ce sont les appartenances familiales du président (d’origine iranienne, ndr) du club de football de Charleroi.
Et, effectivement, c’est très représentatif. Toute cette ambigüité vis-à-vis du football féminin, et plus largement du sport féminin, en Iran. Il y a à la fois une volonté de le mettre en avant pour se conformer aux consignes de la FIFA. Mais comme c’est contraire à l’idéologie officielle, il y a une volonté de garder un contrôle de l’image des femmes et de leur corps. Puisque le sport est un domaine où, par définition, le corps est très mis en avant.
Un autre aspect important du football féminin en Iran est la place très importante occupée par le futsal dans la pratique. Beaucoup plus qu’en Europe, par exemple.
Et ça c’est justement dû aux principes idéologiques de ségrégation des sexes dans l’espace public. Le corps des femmes ne pouvant pas être visible, les autorités ont autorisé les joueuses à jouer en dehors des regards dans des lieux fermés. C’est aussi symbolique d’un rapport de forces entre une partie de la population et les autorités. La culture de football en Iran remonte à bien avant la révolution. Mais après celle-ci, les femmes n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter ces contraintes, malgré toute cette tradition de football. Même si cela leur a permis d’arriver au sommet du classement asiatique de futsal féminin.
Un autre aspect largement développé dans le livre, puisque vous y consacrez un chapitre entier avec des copies d’écran pour illustrer, c’est l’importance des réseaux sociaux, particulièrement Instagram, dans le développement de la culture foot des iraniennes. Et aussi dans la médiatisation de leurs performances.
Oui, parce qu’il n’existe pas de presse alternative à la presse gouvernementale en Iran. Donc les iraniens ont très vite utilisé internet à des fins de débat public. Toutes les questions qui ne pouvaient pas être débattues dans la presse traditionnelle car directement liées à la presse et à l’idéologie d’état pouvaient être débattues sur internet où s’est développé une véritable société civile alternative. On l’a vu avec les journalistes. Et les sportives iraniennes en général, mais surtout les footballeuses, ont pris internet comme une plateforme d’information à destination du grand public persanophone. Elles ont pu mettre en scène leur performances, leur travail, voire faire leur « publicité ». Et comme la couverture médiatique du sport féminin en Iran est quasi nulle, il a pu se créer une médiatisation parallèle. Il y a eu quelques progrès, mais on est encore loin d’une couverture correcte du sport féminin par les médias. Donc une source d’information réelle sur le sport féminin en Iran a pu se créer sur les réseaux sociaux.
Il y a notamment une journaliste iranienne qui a fait de nombreuses interviews de joueuses sur Instagram. C’est un travail remarquable, mais elle a malheureusement dû arrêter ses activités. Alors que c’était un travail exceptionnel, que ce soit sur le plan sportif, sociologique, voire même de responsabilité civile.
Quand les championnats et, plus largement, la pratique du football a été arrêtée par le covid, il y a eu un mouvement de colère très important chez les sportives iraniennes. On a alors assisté à des prises de parole sur internet avec des dénonciations des discriminations de manière claire et explicite contre les politiques de l’état. Tout ça mis en parallèle avec la question de la condition des femmes en Iran de manière générale. Ce qui était un acte très courageux. Et je suis très heureuse d’avoir pu mettre tout cela en lumière le travail de cette journaliste. Même si je l’ai évidemment anonymisée puisque cette personne risque d’avoir de gros problèmes si elle est reconnue.
Vous racontez le cas de supportrices qui, pour assister à des matchs masculins, se déguisent en hommes en espérant ne pas se faire prendre…
Oui, en effet. Les choses sont encore en train d’évoluer, mais de manière très timide, encore une fois avec les obligations de la fédération iranienne envers la FIFA. Et la question de l’entrée des femmes dans les stades pour des matchs masculins fait l’objet d’un contentieux. Il y a eu des pressions de la FIFA sur la fédération. Mais aussi une volonté de l’état de médiatiser le fait d’avoir parfois laissé entrer des femmes pour certains matchs, même si elles étaient évidemment triées sur le volet. On l’a vu encore l’année dernière où 40000 femmes ont pu assister à un match masculin. Mais avec l’espace non autorisé pour les hommes. Donc ce sont des choses qui peinent à avancer et que l’état a beaucoup de mal à gérer.
Mais pour revenir à votre question, il est vrai que pendant longtemps, les femmes qui voulaient assister à un match de football masculin se déguisaient en hommes. Et ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est que parmi les joueuses les plus connues, y compris en équipe nationale, il y a des filles qui allaient au stade avec leur père où leur frère mais déguisées en garçons. C’est devenu, non pas courant, mais un secret de polichinelle.
Pour être précise, la question de l’autorisation ou de l’interdiction de l’accès des femmes dans les stades de football ne fait pas l’objet d’une loi. Elle fait l’objet d’une fatwa comme je l’explique dans le livre. C’est-à-dire d’un avis émis par une autorité religieuse. En l’occurrence, elle émane du guide. Mais ce n’est pas écrit noir sur blanc par une loi. A certains moments, il y a eu des courants politiques qui ont voulu donner aux femmes l’accès aux infrastructures sportives que ce soit pour pratiquer ou pour assister à des matchs. Ce qui allait à l’encontre des règles de ségrégation dans l’espace public. Cela a permis à certaines factions de redorer leur image puisqu’il y avait une vraie demande des iraniennes. Et à côté de ça des forces plus conservatrices qui ont toujours contré ça. Le gouvernement iranien en a tellement fait un symbole que s’ils avaient autorisé les femmes à assister à des matchs du jour au lendemain, ils auraient été obligés de faire d’autres concessions sur les droits des femmes. Que ce soit sur le voile, les libertés individuelles… Et cela montre les limites de cette idéologie qui va à contre-courant de l’évolution de la société.
Vous faites référence au match historique opposant les Etats-Unis à l’Iran lors du mondial 1998, en expliquant que les femmes avaient dû briser les portes pour entrer en force au retour de l’équipe sur le sol iranien après sa victoire. Et alors que cet évènement aurait pu être un déclencheur sur ce sujet, on s’aperçoit que pas grand-chose n’a bougé plus de 25 ans après.
Non, parce l’état a rapidement repris le contrôle sur la situation ensuite. Par contre, cette coupe du monde en France a été un catalyseur dans le développement du football féminin iranien. Déjà parce que c’était la première qualification de l’équipe nationale depuis la révolution. On était dix ans après la fin de la guerre Iran/Irak avec un pays encore en phase de reconstruction. A l’époque, il n’y avait pas d’accès généralisé à internet et donc les iraniens n’avaient pas accès au monde comme aujourd’hui. Et le monde n’avait pas non plus accès à l’Iran. Donc il y avait une nouvelle génération qui voulait se reconnecter au monde et être reconnue sur la scène internationale.
Donc ce mondial a déjà été important à l’époque pour la population iranienne en général. Mais il l’a aussi particulièrement été pour le football féminin parce qu’avec cette image que reprenait l’Iran, surtout avec la symbolique d’un match contre les Etats-Unis, les iraniennes ont profité de l’occasion pour remettre sur la table la question de la pratique du football en extérieur. Elles jouaient déjà au futsal à l’époque. Mais voulaient que le football leur soit accessible aussi. La demande était très forte et on s’est aperçu qu’il y avait une demande très forte de la part des iraniennes. Et cette vitrine du mondial en France a été un facteur déterminant pour leur accès à la pratique.
Vous parlez de Katayoun Khosrowyar, une binationale américano-iranienne qui entraîne une sélection nationale de jeunes. Elle se plaint qu’on lui fasse remarquer souvent sa bin-nationalité. Mais semble dire que, malgré les tensions entre Iran et Etats-Unis, le pouvoir n’a pas fait trop de difficultés pour l’engager.
Non, pas du tout. Au contraire, le pouvoir l’a volontiers mise en avant. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle a eu des difficultés vis-à-vis d’autres entraîneuses qui ne bénéficiaient ni de la même facilité d’accès à un poste d’entraîneuse fédérale, ni de la même mise en avant médiatique. D’autant plus qu’elle n’avait pas de souci d’argent, contrairement aux autres techniciennes et qu’elle bénéficiait d’une liberté d’action assez large.
Elle reflète déjà bien le fait que les iraniens de la diaspora n’ont jamais coupé les liens avec ceux restés en Iran. Et peu importe où ils se trouvent d’ailleurs, puisque son père, même s’il travaille avec l’Iran, vit aux Etats-Unis où elle est née. Je n’ai pas trop de détails sur les réseaux dans lesquels se trouve son père, mais cela prouve qu’il connaît des gens suffisamment influents pour que sa fille puisse accéder à un tel poste. Ce que l’état a voulu mettre en avant, selon moi, c’est qu’elle soit une tête de pont entre le reste du monde et l’Iran. De par sa bi-nationalité et le fait qu’elle parle couramment les deux langues. Elle mettait en plus en avant dans la presse américaine le fait qu’elle travaillait avec les iraniennes, qu’elle était coach de football… Cela intéressait beaucoup les gens et permettait au régime d’acquérir une image plus positive. Et donc c’est dans cet objectif là qu’on lui a permis d’accéder à ce poste. Même si elle avait évidemment aussi les compétences requises pour l’occuper.
Vous parlez de la difficulté plus importante qu’ont les équipes féminines à accéder à des structures d’entraînement correctes. Mais n’est-ce pas, malheureusement, le lot commun du football féminin dans une grande partie du monde, y compris en Europe, plutôt qu’un problème spécifiquement Iranien ?
Je dirais que le football féminin a une histoire plurielle mais des trajectoires communes. Et votre question rejoint ça. Il y a des réalités communes au développement du football féminin. Et je pense que les discriminations, la question de l’accès aux infrastructures d’entraînement ou la diversité des inégalités se retrouvent dans beaucoup de pays du monde. Peu importe la culture ou la zone géographique. Mais en Iran, les discriminations vécues par les footballeuses sont directement liées à celle vécues par les citoyennes. On est dans un cadre légal qui est discriminatoire par essence. Donc on ne peut pas séparer les deux problèmes. On ne peut pas comprendre les inégalités et les contraintes auxquelles font face les joueuses de football en Iran sans comprendre celles auxquelles font face les citoyennes iraniennes dans leur ensemble.
Donc effectivement, comme je l’ai dit, il y a des trajectoires communes. Mais il y a quand même des différences en fonction des pays, des régimes politiques ou des zones géographiques qui expliquent que ces inégalités-là en Iran existent pour une raison particulière. Ce qui n’est donc pas vraiment comparable à ce que l’on peut retrouver dans certaines nations européennes où il existe tout de même un état de droit sans discriminations institutionnalisées.
Vous citez des joueuses professionnelles iraniennes qui expliquent que jouer au football à haut niveau en Iran implique d’être soutenue par sa famille notamment sur le plan matériel parce qu’il est impossible d’en vivre.
Absolument. Et je dirais même que ce n’est pas spécifique au football. Parce qu’il y a une telle crise économique que les jeunes adultes ont encore besoin du soutien familial. Mais le soutien familial est toujours une source d’encouragement et de légitimation de la pratique de la discipline. Ce qui est intéressant dans le cas spécifique de l’Iran, c’est que le football a été considéré comme un sport masculin au même titre que d’autres pratiques. Mais le football féminin a aussi été encouragé par les pères, frères, cousins… Ce qui paraît évident venant du régime n’a donc pas forcément de résonnance dans le cadre privé. Et que malgré la dictature et le poids de l’idéologie, les gens gardent des systèmes de valeurs qui peuvent être différents de ceux du régime et les transmettent aussi dans le cadre familial.
Dans le dernier chapitre, vous écrivez, je cite : « Les personnes rencontrées dans le cadre de notre étude n’ont pas signifié explicitement qu’elles envisageaient leur engagement dans le sport ou le football comme un acte de résistance. En revanche, elles expriment leur conscientisation, leur opposition aux discriminations exercées à l’encontre de la population féminine iranienne ou encore leur volonté d’alerter l’opinion et de dénoncer ce qu’elles considèrent comme des injustices faites à leur encontre en tant que femmes. Elles expriment sans ambages leur volonté de changer une situation à laquelle elles s’opposent.» Quand j’ai découvert votre livre, j’ai pensé que ces femmes jouaient au football comme une forme de résistance aux discriminations. Alors qu’à vous lire, cela semble plutôt être l’inverse. Elles veulent combattre les discriminations pour pouvoir jouer au football.
Toute la question peut se résumer à: que définit-on par la résistance ? Et, en fait, il n’y a pas de définition à proprement parler de la résistance. Et c’est pour ça que je le souligne. Mon livre est tiré de ma thèse. Il faut donc que je tienne compte de ce qui a déjà été traité sur ces sujets. Et ce qu’il ressort de certains travaux, c’est que les personnes qui sont dans une situation de résistance ne sont pas forcément conscientes de ce qu’elles font. Et donc l’interprétation que le chercheur en fait peut être erronée. Puisque la personne ne le dit pas elle-même. Mais ce qui est plus subtil et que j’essaie de démontrer c’est qu’en fait elles le disent de façon très indirecte. C’est là que je rejoins en partie votre réflexion. Parce qu’elles se rendent bien compte que leur condition de footballeuses est liée à leur condition de femmes et de citoyennes iraniennes. Donc il y a une volonté de continuer à pratiquer leur passion. Et quand on vous met autant de bâtons dans les roues. Quand on vous place autant de contraintes et que finalement vous n’avez, en plus du soutien familial, que vous-même pour vivre de votre passion, cela devient un élément d’émancipation par rapport au contexte dans lequel elles se trouvent. En fait c’est une façon plus subtile de dire que c’est un acte de résistance parce qu’elles ne le perçoivent pas comme ça. Mais ce qu’elles disent et ce qu’elles font laisse penser que c’est effectivement de la résistance. Parce qu’il y a cette question d’mancipation par rapport au contexte et aux contraintes subies ainsi que l’affirmation de soi en dépit de tous les obstacles liés à une idéologie avec laquelle elles ne sont pas d’accord.
Propos recueillis par Didier Guibelin