Dans la bande dessinée De cuir et d’acier, Jean-François Legrand et Geoffrey Champin reviennent sur l’arrivée du football professionnel en France et notamment sur le rôle des dirigeants du FC Sochaux, un club dont Jean-François Legrand est lui-même supporter.
Quand on lit la BD, ça peut faire sourire aujourd’hui, mais au début de l’histoire en 1928, l’idée que l’on puisse gagner sa vie en jouant au foot est impensable pour le héros de l’histoire…
C’est pas que c’est impensable dans l’absolu, mais ça l’est en France. Le foot devient professionnel en Europe, en 1890 en Angleterre notamment. Très rapidement, au début des années 1900, ça va devenir professionnel en Hongrie, en Italie, en Autriche… Bien avant l’hexagone. Mais c’est vrai qu’en France, c’est arrivé sur le tard. Parce qu’il y avait deux grands courants de pensée qui s’affrontaient à ce sujet. Courants de pensée incarnés par deux acteurs français de l’époque. D’un côté, Jules Rimet, qui avait créé la FIFA, qui n’était pas forcément un grand défenseur du professionnalisme, mais qui était pour l’ouverture au monde et au modernisme du football. Et qui, de fait, entendait les arguments allant dans ce sens-là. Et en face, le Baron Pierre de Coubertin, qui représentait l’aristocratie, et qui souhaitait que le sport reste amateur pour rester dans un entre soi. C’est ce qu’expliquait très bien la série The English game dans le cas de l’Angleterre, où la lutte pour le professionnalisme était entre le monde ouvrier et l’aristocratie qui voulait jouer au football dans son propre sein et ne pas avoir d’ouvrier qui vienne se mêler à ce jeu réservé à l’élite sociale.
Il ne faut pas oublier que nous sommes au début du vingtième siècle, donc au début de la révolution industrielle. Le capitalisme et la société de consommation se mettent en place et se développent. Partant de là, il y a des industriels qui ont besoin de vendre des bagnoles ou des produits pharmaceutiques… Tout un tas d’acteurs qui vont s’approprier le sport comme un nouvel outil de communication. Et le phénomène qui a aussi poussé cette évolution, c’est le fait que le public réponde présent. Il y avait peu d’activités pour les ouvriers à l’époque. Donc le match de foot du weekend est un évènement. Les stades se sont agrandis, les clubs ont commencé à gagner de l’argent avec la billetterie et les joueurs ont commencé à dire qu’il y avait une part du gâteau à récupérer.
Si on place le livre dans une perspective historique, il y aussi un aspect intéressant, c’est que cela raconte aussi l’histoire de Peugeot. Parce qu’à l’époque, dans l’esprit des gens, c’était une marque de vélos et d’outils. Mais pas une marque de voitures ou vraiment très peu.
Tout à fait, une marque de moulins à poivre, notamment. Au moment de la création du FC Sochaux en 1928, l’automobile ne pèse rien chez Peugeot. Cette branche-là de l’automobile est encore un parent pauvre. Cela ne fait que quelques années que c’est lancé, il y a seulement quelques voitures de produites. Et la concurrence est énorme puisque le marché automobile français de l’époque, c’est environ 25 marques. Et il y deux leaders qui sont Renault et Citroën. Renault qui a racheté les taxis de la Marne après la guerre et qui, grâce à cette mainmise, peut écouler beaucoup de voitures. Et Citroën, avec un patron un peu fou qui part dans le désert avec ses bagnoles pour faire des coups de communication. Et quand Jean-Pierre Peugeot récupère la direction des automobiles Peugeot, il comprend très vite que c’est par la publicité qu’il parviendra à se distinguer de la masse des constructeurs automobiles français. Et en plus, il avait cet objectif très important de créer de l’union entre les ouvriers et de créer une occupation pour les ouvriers le weekend pour les dissuader d’aller au bar. Il a donc créé des jardins ouvriers. Puis très vite le FC Sochaux. Et quelques années plus tard, la fusion avec l’AS Montbéliard va donner un club omnisport où on pourra trouver de l’escrime, de la boxe… Cela permettait donc d’offrir des activités « saines » à ses salariés et de créer une union de ces derniers derrière une équipe de football. D’autant plus que ça lui permettait de garder un lien avec ses ouvriers à une époque où le syndicalisme se développait et que cela suscitait une grande crainte chez lui.
Justement au sujet de la façon dont Peugeot utilise le FC Sochaux pour faire de la communication, on voit à un moment de l’histoire Jean-Pierre Peugeot citer d’autres grandes entreprises européennes qui font pareil. Philips avec le PSV Eindhoven, Bayer avec Leverkusen ou Fiat avec la Juventus. Et finalement, même s’il s’agit de très grands groupes, cela garde encore un ancrage local, finalement. Rien à voir avec ce que l’on peut voir aujourd’hui où des firmes voire des états achètent des clubs à l’étranger…
Ah évidemment. Parce qu’à l’époque, les firmes industrielles qui investissent dans le sport, principalement le foot et le cyclisme, le font pour la communication et pour l’image qu’ils renvoient à leurs salariés. Donc il faut garder un ancrage local, sinon, ça perd de son intérêt. Jean-Pierre Peugeot n’a rien inventé de ce point de vue. Il s’inspire des modèles que vous citez.
C’est d’ailleurs une des conclusions que l’on met à la fin de l’album. Le foot a subi une dérive ultra-capitalistique et ultra-libérale qui a dénaturé ce qu’il était à ses origines. Y compris au sein du foot professionnel qui était un football de clubs gardant un important ancrage local. Mais l’exercice serait peut-être intéressant à faire de comparer l’évolution des structures capitalistiques des clubs européens de 1930 à aujourd’hui, je pense que l’on verrait cette évolution de la présence d’entreprises capitalistes au sein des clubs alors qu’au début, il s’agissait majoritairement de familles ou d’hommes d’affaires bien ancrés localement qui créaient un club dans leur région et le développaient.
Vous y avez fait allusion au cours de l’interview, mais il y a aussi cette idée selon laquelle le football peut éviter aux ouvriers la tentation d’aller vers des idées politiques allant contre les intérêts du patronat. Il y a notamment une case de l’album où Jean-Pierre Peugeot explique en substance que pendant qu’ils sont au stade, au moins, les ouvriers n’écoutent pas les idées du cartel des gauches.
Socialement il y a vraiment ces deux pendants. L’occupation pour les ouvriers le weekend dont on parlait plus haut. Et l’ancrage émotionnel à la marque par le club avec une équipe de stars qui ne joue pas le championnat les premières années à cause de leur statut professionnel mais qui fait rayonner la marque partout en Europe.
Car Peugeot part du principe qu’un attachement viscéral à la marque dissuadera les ouvriers de s’opposer à la direction. Il y a d’ailleurs un autre passage de l’album qui est important de ce point de vue, c’est l’absorption de l’AS Montbéliard par le FC Sochaux qui permet de « sortir du jeu » le maire de Montbéliard de l’époque qui est un socialiste. Et de surcroit ancien ouvrier de Peugeot pouvant donc être audible par ses anciens collègues.
Un autre aspect, c’est de voir que, dans les débuts, le FC Sochaux a pour siège un café. Comme un club amateur lambda. Alors que ses dirigeants voient grand dès le début.
Précision tout de même, Jean-Pierre Peugeot n’est pas à l’origine de la création du FC Sochaux à proprement parler. C’est une idée qui vient des salariés. Avec notamment Maurice Bailly qui en devient le premier entraîneur et Louis Maillard Salin, directeur de la chaîne de montage de carrosserie qui en est le premier président.
Mais Jean-Pierre Peugeot comprend très vite le parti qu’il peut en tirer et en devient donc le président d’honneur moins d’un an après en y mettant des moyens. Non sans avoir auparavant chargé l’un de ses collaborateurs de faire une étude sur la possibilité d’investir dans un club de football professionnel et le potentiel que cela représenterait.
Mais la création du FC Sochaux au tout début, c’est surtout pour permettre aux ouvriers de pouvoir jouer parce qu’il n’y a pas de club à proximité immédiate. Surtout qu’à l’époque, les moyens de déplacement sont seulement la marche ou le vélo. Il faut donc avoir un club juste à côté pour pouvoir jouer. Les raisons pour lesquelles Jean-Pierre Peugeot décide d’y investir et d’en faire un club professionnel ne sont pas évoquées à l’origine, même si elles arrivent très rapidement ensuite.
Autre aspect évoqué dans l’histoire, c’est l’arrivée des premières recrues étrangères à une époque où recruter ne serait-ce que dans une autre région relevait de l’exception.
Certains gros clubs français de l’époque comme Lille et Marseille avaient déjà commencé à recruter hors de leur région et même à l’étranger. Donc c’était rare, mais ça existait tout de même.
Mais c’est vrai que dans le cas de Sochaux, qui comme je l’expliquais juste avant avait été créé sans ambition au départ, c’est arrivé très vite. En moins de deux ans. Et le niveau des joueurs est incomparable avec ceux de l’effectif d’origine. D’autant plus que, la France ayant promu le professionnalisme plus tard que beaucoup d’autres pays, nombre d’étrangers qui arrivent sont déjà des professionnels.
Par ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait penser quand on voit le monde d’aujourd’hui, leur arrivée ne suscite pas de rejet. Il y a déjà une grosse mixité en termes de nationalités dans les ateliers Peugeot. Il y a déjà des italiens, des polonais…et même pas assez de gens pour tout le boulot qu’offre la firme Peugeot alors en plein développement industriel.
Mais on comprend assez vite que les joueurs locaux à l’origine du FC Sochaux ne sont pas au centre du projet du club. Et on le voit encore plus ensuite avec les arrivées d’internationaux français, recrutés avec de faux emplois, ce qu’on appelle l’amateurisme marron, pour ne pas contrevenir à l’amateurisme encore en vigueur.
Vous revenez aussi dans l’album sur un épisode assez méconnu, c’est la création d’une compétition professionnelle assez éphémère : la coupe de Sochaux.
C’est vrai que cette compétition n’a pas marqué l’histoire puisqu’elle n’a connu, il me semble, que deux éditions. Mais c’est le premier véritable championnat national (hors coupe de France, ndlr) même s’il ne comportait qu’une douzaine d’équipes.
Il y a aussi eu la coupe Drago qui était une sorte de repêchage de la coupe de France qui a duré une dizaine d’éditions.
Dans une deuxième partie de l’album, vous revenez aussi sur les déboires récents du FC Sochaux qui était la locomotive du développement du football français et qui est malheureusement aujourd’hui en national 1.
J’ai presque envie de ne pas dire malheureusement quand on sait que le public espérait sincèrement aller en national 1 au regard de ce qui pouvait potentiellement arriver au club. On a quand même failli y passer, et ça ne s’est joué à rien. Et on a réussi malgré tout à sauvegarder le centre de formation, ce qui était quelque chose d’important. Et ça avait une valeur symbolique parce que le FCSM a été le premier club français à en ouvrir un. Comme il avait aussi été le premier à créer une école de foot.
Et c’est en effet un pied de nez que l’on relève dans l’histoire. Les dérives du professionnalisme ont failli emporter le club qui avait le plus fait pour le voir arriver en France. On a été le premier club français en multi propriété, notamment.
Et d’ailleurs, on peut voir qu’outre avoir été le précurseur du foot professionnel et, malgré lui, de la multipropriété, Sochaux est aujourd’hui encore un précurseur de l’actionnariat populaire via Sociochaux dont vous parlez en fin d’album.
Tout à fait. Je suis socio moi-même, d’ailleurs. Et je crois que les socios de Saint-Etienne ont aussi réussi récemment à acquérir 0,1% de leur club.
Cela donne aujourd’hui aux socios un siège au conseil d’administration du club. Ce qui empêche la direction de nous cacher les problèmes éventuels. Même s’il peut y avoir des informations plus confidentielles qui n’arrivent pas forcément jusqu’à nous. Mais aucune décision importante ne peut être prise sans que nous y soyons associés.
Et notre fierté, c’est d’avoir reconstruit un club sain, d’avoir conservé un centre de formation performant qui est toujours dans le top 20 français et d’avoir toujours dix à douze mille personnes à chaque match à Bonal.
Propos recueillis par Didier Guibelin
