Au regard du livre, on a l’impression que Poutine ne s’intéresse qu’assez peu au football. Qu’il s’y intéresse plus parce que, dans le cas d’une grosse politique sportive impulsée par le Kremlin, il ne peut ignorer le sport le plus populaire que par réel intérêt ?
Tout à fait. Un bon indice à ce sujet consiste d’ailleurs à remarquer qu’il ne s’est quasiment jamais mis en scène en train de jouer au football. Depuis 20 ans, il s’est mis en scène en pratiquant de nombreuses disciplines, le judo et le hockey en tête mais aussi en faisant du cheval par exemple. Mais jamais en jouant au football. Y compris au moment du mondial 2018 en Russie qui aurait pourtant été une période particulièrement propice.
Après, il y a peut-être une volonté de ne pas se ridiculiser en montrant une technique footballistique trop mauvaise face aux caméras, en essayant de faire des jongles sans y parvenir par exemple. On peut se souvenir qu’en France, les parties de football mises en scène par François Hollande, notamment, pouvaient parfois avoir un côté un peu ridicule.
Donc, oui, j’ai vraiment la sensation que ça ne lui plaît pas et qu’il était sûrement soulagé d’en finir avec le foot après le mondial 2018. Il est d’ailleurs revenu à ses événements sportifs habituels préférés, notamment un match de gala de hockey où il joue lui-même tous les ans avec de nombreuses personnalités russes. Mais il n’a pas de passion particulière pour le foot.
On peut d’ailleurs constater que les clubs russes sortent rarement du lot en coupe d’Europe. Hormis le CSKA Moscou qui a gagné une Europa league en 2005.
Il y a eu au début des années 2000, dans beaucoup de clubs russes, une stratégie de développement qui a consisté à recruter majoritairement à l’étranger. Des grosses fortunes ont racheté des clubs et ont recruté des stars étrangères à prix d’or. Y compris des clubs pas forcément légendaires dans l’histoire du foot comme l’Anji Makhatchkala qui avait défrayé la chronique en recrutant un joueur du calibre de Samuel Eto’o. Cette stratégie peut fonctionner sur une courte période, comme dans le cas du titre européen du CSKA, mais montre vite ses limites sur la durée. Pour performer sur le moyen et le long terme, il faut aussi une vraie culture foot. Il faut également des structures de formation pour renouveler le vivier de joueurs de haut niveau.
Pour comprendre ce problème, il faut aussi avoir conscience qu’à l’époque soviétique, la culture football était majoritairement située hors de Russie. La stratégie soviétique de développement du sport englobait certes l’ensemble de l’URSS mais était régionalisée. L’Ukraine était majoritairement foot, avec notamment le Dynamo Kiev qui était le plus grand club soviétique. La Lituanie était plus axée basketball, le Caucase privilégiait la lutte, certaines régions leurs sports traditionnels… Donc la Russie avait une culture foot assez peu développée à l’époque soviétique même si le foot y était populaire.
Mais il y a eu une évolution des méthodes depuis 2014 environ. Alors qu’avant ça, on recrutait majoritairement à l’étranger, y compris pour le poste de sélectionneur national puisque Fabio Capello et Dick Advocaat ont occupé la fonction. On a depuis décidé de “russifier” le championnat en imposant des quotas maximaux autorisés de joueurs étrangers.
Il y a d’ailleurs une anecdote à ce sujet. Nous sommes en octobre 20017, à 1 an de la Coupe du monde de football en Russie, et le président du Zénit Saint Pétersbourg, Sergueï Foursenko, se vantent alors des bons résultats sportifs de son club en insistant sur le fait qu’il pratique « un vrai jeu russe ». Poutine lui-même lui avait alors rétorqué, cynique : « Bravo, Sergueï. Le football, un vrai jeu russe. Huit étrangers sur le terrain du côté du Zénith dans un match de la Ligue Europa. (…) Bravo ! Intéressant comme discours ». Une sortie symptomatique du malaise qui existe encore aujourd’hui en Russie. C’est principalement pour cette raison que, depuis la Coupe du monde 2018, les équipes russes ne doivent pas dépasser huit joueurs étrangers dans leur effectif et six au maximum sur le terrain.
Une stratégie de développement discutable mais il y a en tous cas une volonté de voir la Russie créer sa propre culture foot sur le long terme.
Poutine pousse souvent les oligarques à investir dans le sport. Pourquoi les oligarques russes qui investissent sur la durée de très grosses sommes dans le foot ne le font que majoritairement à l’étranger ? Comme Abramovitch à Chelsea ou Rybolovlev à Monaco.
Je pense qu’au début des années 2000, Poutine voyait cela plutôt d’un bon œil. C’était du soft power d’une certaine manière, même si ces gens-là ne représentent pas l’État russe à proprement parler. Quelqu’un comme Abramovitch fait peu de vagues à l’étranger en plus. Et ses liens avec Poutine sont assez peu mis en avant. Cela peut donc donner une image positive de la Russie sans que cette dernière ne soit en première ligne.
Mais ces dernières années, il y a eu une évolution. Il y a un virage conservateur qui a été pris en 2012 avec le retour de Poutine à la présidence et qui a été accentué en 2014 avec la crise ukrainienne. Il y a donc eu une volonté de refermer le pays et de faire revenir autant que possible les investisseurs vers la Russie pour redresser le sport russe. Donc aujourd’hui, les oligarques ont plus souvent tendance à investir dans des stades en Russie par exemple. La notion de patriotisme économique est beaucoup plus présente.
Pourtant, le pouvoir russe est un partenaire important de l’UEFA via Gazprom.
Il y a je pense, dans ce partenariat, l’idée de normaliser l’image de la Russie sur la scène internationale. Gazprom est un bras armé financier du Kremlin. Et on peut tout de même penser que voir cette marque briller en plein écran pendant une finale de ligue des champions donne une bonne image de la Russie.
Maintenant, sur le plan commercial, est-ce vraiment pertinent ? La Russie n’a aucun rival sur le marché du gaz et du pétrole. Donc l’état russe se retrouve à dépenser de très grosses sommes d’argent pour faire la pub d’une entreprise d’État qui est en situation de quasi-monopole sur son marché à l’échelle européenne. En Russie, il se dit d’ailleurs qu’il serait plus logique de dépenser ces moyens pour mettre en avant d’autres entreprises russes face à la concurrence pour « vendre » réellement un produit et non faire la promotion d’un système.
Donc l’intérêt quasi unique de ce partenariat est de développer l’image de la Russie sur le plan international. Il ne présente quasiment aucun intérêt commercial pour Gazprom.
Poutine semblait assez coulant avec le hooliganisme russe à l’euro 2016. Pourtant, Il a veillé à tenir les hooligans russes hors du mondial 2018.
En fait, lors des incidents de Marseille pendant l’Euro 2016, il avait même été moqueur en demandant comment il était possible que si peu de Russes aient pu rosser autant d’Anglais. Après, il y a eu des remarques de commentateurs français et anglais qui ont prétendu que les hooligans étaient pilotés par le Kremlin. Ça relève clairement du fantasme. Poutine n’a jamais envoyé les hooligans en France dans le but de montrer la force russe.
Il faut savoir qu’il y a eu assez peu de débordements visibles de hooligans en Russie ces dernières années. Les années 1990 avaient été très mauvaises de ce point de vue. Les hooligans avaient très mauvaise presse en Russie. Outre les bastons de stade, beaucoup d’entre eux faisaient la Une pour des histoires de délinquance, de meurtres ou de violence(1). Ils avaient par ailleurs une affiliation “rouge-brun”, clairement d’extrême-droite, voire revendiquaient carrément leurs penchants hitlériens… Arrivé au pouvoir, Poutine a clairement recadré tout ça. En gros, son discours était “Soit vous vous calmez, soit la répression va tomber.” Donc les hooligans se sont clairement faits plus discrets, sachant qu’avec Poutine, on est à peu près tranquille tant qu’on ne conteste pas ou, mieux, qu’on suit la ligne politique du Kremlin.
Pour autant, le hooliganisme n’a jamais vraiment cessé en Russie, mais loin des caméras et des médias. Pour la Coupe du monde de football 2018, le pouvoir russe était aux aguets et, afin d’éloigner le spectre des violences, la plupart des éléments potentiellement perturbateurs avaient été enfermés, éloignés, ou assignés à résidence avant et pendant l’événement. Mais il n’y en avait pas tant de risque que ça en réalité. La plupart des hooligans aujourd’hui sont tolérés par le Kremlin car ils lui ont prêté allégeance. S’ils avaient essayé de s’en prendre aux fans étrangers, ça aurait été très compliqué pour eux par la suite. Certains commentateurs, français notamment, s’étaient inquiétés avant le début du mondial, mais le risque était vraiment minime.
Pour conclure sur les liens entre Poutine et les hooligans, on peut dire qu’il a une volonté de les contrôler, mais pas forcément de les éradiquer définitivement car ils peuvent constituer une force politique.
Dans le livre, tu présentes le mondial 2018 comme un anti-Sotchi sur le plan du soft power. Peux-tu nous en dire plus ?
Tout à fait, le sens de mon propos étant de présenter ces deux évènements, Sotchi 2014 et le mondial 2018 comme les deux faces d’une même pièce. Car ce sont les deux illustrations diamétralement opposées de ce que peut produire un événement sportif d’un point de vue politique.
Les JO d’hiver 2014 débutent dans un contexte international très défavorable à la Russie. Il y a la crise ukrainienne et le soutien de Poutine à Ianoukovitch qui sont présents dans les esprits au niveau géopolitique. Donc la communauté internationale a les yeux rivés sur Poutine qui est plus ou moins acculé. De fait, alors que la communication des JO était, au départ, axée sur l’accueil, le Kremlin va en faire une énorme caisse de résonance patriotique. Le discours va virer à une propagande virulente pro-Russie et anti-occident. Auquel Poutine va en sus rajouter la loi interdisant la propagande LGBT, à rebours de ce qu’il se passe en occident ou les libertés des LGBT progressent. Donc les JO de Sotchi vont donner une très mauvaise image de la Russie en occident, mais, a contrario, vont voir Poutine atteindre 88% d’image favorable en Russie à la fin de la compétition.
En 2018, la stratégie a clairement évolué car Poutine a retenu ses erreurs de 2014. Pourtant, la compétition démarre là aussi dans un contexte international très tendu pour le Kremlin suite à l’affaire Skripal. De nombreuses nations décident de pratiquer ce qu’on appelle le demi-boycott. C’est à dire qu’elles ne boycottent pas totalement le mondial, leurs équipes sont autorisées à participer, mais que leurs dirigeants ne font pas le déplacement pour honorer l’événement. Notamment Theresa May, alors première ministre britannique. La stratégie de communication du Kremlin va alors consister à utiliser ses médias internationaux que sont Sputnik et RT pour faire des reportages montrant uniquement les côtés positifs du mondial: les scènes de fraternité entre supporters de divers pays dans les rues des grandes villes, les touristes étrangers profitant de leur venue au mondial pour découvrir le pays… Par ailleurs, Poutine ne se met que très peu en avant en n’étant présent qu’au match d’ouverture et à la finale. Tout cela va contribuer à faire passer au second plan les problèmes diplomatiques, notamment ceux avec le Royaume-Uni liés à l’affaire Skripal. L’objectif ? Dépolitiser un événement éminemment politque et géopolitique. Cela a globalement fonctionné à l’étranger puisque l’image de la Russie s’y est améliorée. Le revers de cette médaille, pour Poutine, c’est qu’à voir toute cette libéralisation dont bénéficient les supporters étrangers, la population russe semble en profiter aussi. Dès le lendemain de la fin du mondial, diverses contestations sociales assez virulentes débutent en Russie dans le contexte de la nouvelle loi sur les retraites, dont le texte a été voté… pendant la Coupe du monde 2018.
Voilà pourquoi le mondial 2018 est un anti-Sotchi 2014. Les JO avaient été un désastre pour l’image de la Russie à l’étranger mais une franche réussite pour celle de Poutine en Russie alors que le mondial 2018, c’est l’exact contraire.
Alors que les affaires de dopage ont clairement mis en danger la compétitivité russe dans certaines disciplines, on a l’impression qu’elles n’ont jamais gêné le football russe.
Déjà, parce que le dopage n’a pas forcément le même impact en football qu’ailleurs. Bien sûr qu’améliorer la condition physique par le biais de produits dopants peut être bénéfique pour un footballeur de haut niveau. Mais ce n’est clairement pas aussi important que dans des sports où le physique brut est clairement plus important comme l’athlétisme. On ne peut pas doper la cohésion collective où la technique individuelle.
Par ailleurs le sport russe, même s’il a progressé via le dopage institutionnel, n’a pas non plus utilisé uniquement ce levier pour progresser. Comme je l’ai dit plus haut, même si les résultats n’ont pas franchement été à la hauteur des attentes, le recrutement de grands entraîneurs étrangers, comme Fabio Capello au poste de sélectionneur, était une autre part de la stratégie de progrès du football russe. Tout comme la construction en masse d’infrastructures sportives ou la mise en place de programmes nationaux du sport. L’objectif ? Hygiéniser la population russe pour l’éloigner du tabac et de l’alcool tout en la rendant davantage performante et compétitive d’un point de vue sportif.
Et puis, la Russie n’a pas encore eu de résultats suffisamment probants sur la durée pour susciter le soupçon. Elle a certes fait un bon mondial à domicile, mais on a vu cette année qu’elle est rentrée dans le rang pendant l’Euro.
Je ne fais pas de prévision concernant le futur du foot russe. Je constate juste que, pour le moment, les résultats sont clairement insuffisants pour qu’on le soupçonne de dopage. Par ailleurs, comme je le disais, le dopage dans le foot est clairement moins utile que dans des sports comme le cyclisme ou la course à pied. On ne s’imprègne pas de la tactique, de la culture footballistique ou du collectif avec des produits dopants. Seul le temps permet de se construire une histoire, une mémoire collective et une identité de jeu dans un sport de haut niveau tel que le football. Peut-être que la Coupe du monde 2018 est la première étape d’un long chemin vers l’excellence footballistique, qui sait ?
- Sur ce sujet, relire notre interview de Barthélémy Gaillard, co-auteur du livre Gang of Brussels sur les hooligans du RSC Anderlecht.
Propos recueillis par Didier Guibelin