Pour la sortie du livre « The beautiful manager« , LDF a recueilli les propos de Michael Tichauer, l’auteur du livre.
Comment est venue l’idée de parler de management footbalistique en utilisant la pensée complexe ?
Elle est venue de mon travail, puisque je suis manager dans mes activités professionnelles. Et j’ai eu un certain nombre d’expériences avec des équipes un peu particulières. Et elle est venue aussi de mes inclinations. Parce que la question de la complexité dont je parle tout au long du livre est un volant philosophique qui me passionne. Je fais notamment partie d’une association européenne sur la modélisation de la complexité. Ce sont des gens qui prennent un peu la suite d’Edgar Morin et de Jean-Louis Le Moigne. Donc je me suis dit que le football était une bonne métaphore.
Et le dernier évènement qui m’a décidé, c’est qu’un jour mon chef m’a demandé de faire un bilan de mon équipe. Et je lui ai présenté ça comme une équipe de football puisqu’ils étaient onze. Et j’avais mis chacun à un poste, expliqué les affinités entre certains comme des affinités tactiques dans le jeu et établi des analogies entre leurs manières de travailler et un poste sur le terrain avec des qualités spécifiques. Et là, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire. Et voilà, l’idée est venue comme ça.
Il existe de plus en plus de passerelles entre le management en entreprise et le management sportif. On peut notamment citer le livre Manager United de Ben Lyttleton que tu cites dans ton ouvrage. Comment peut-on expliquer que des méthodes managériales puissent fonctionner dans des contexte aussi différents qu’une grande entreprise comme Google et un club de football professionnel ?
Le management, ce n’est ni plus ni moins que de la gestion d’équipe. Après, il y a plein de bouquins de spécialistes de management qui développent d’autres aspects. Mais la base, c’est comment faire pour gérer une équipe. Là, déjà, le parallèle direct avec le sport, particulièrement les sports collectifs, est évident. C’est un peu moins vrai pour le tennis, par exemple, même s’il y a des questions de motivation qui sont importantes. Donc le premier parallèle se trouve là.
Ensuite, je pense qu’il y a énormément de parallèles qui ont été faits entre le sport et le management, mais sur l’aspect du leadership. On a notamment vu plein de livres expliquant que tel ou tel coach sportif est un leader. Pourquoi ou comment il l’est. Il y a plusieurs livres qui parlent de Guardiola à travers cet aspect, par exemple. Il y en a finalement assez peu sur le management pur et dur. Et les grands noms du sport qui sont appelés pour des conférences en entreprise, on leur demande souvent d’évoquer leur leadership, mais assez peu leurs méthodes de management. Et les différences ne sont pas négligeables. Le leadership, c’est une personne face à d’autres. Mais la question centrale du management, c’est de savoir ce qu’on met en place en termes d’organisation. Comment on fait circuler les choses au sein d’une équipe. Alors le lien vient évidemment du fait qu’il n’y a pas de bon management sans un minimum de leadership. Mais ce n’est pas la même chose. Et je trouve que des livres sur le management d’une équipe qui explique ce qui est mis en place, je trouve qu’il n’y en a pas tant que ça, au final. Il y en a beaucoup sur une personnalité en particulier. Mais rarement sur les diverses méthodes existantes, par exemple.
Le deuxième point qui peut amener des parallèles, c’est le fait qu’en entreprise il y a énormément d’incertitudes. Et, pour le coup, la gestion de l’incertitude est une composante incontournable dans les sports d’équipe. Et je trouve que dans le monde de l’entreprise, c’est un sujet qui est complètement évacué. On parle de plans d’action, de décisions… Mais jamais d’incertitude. Comme si on partait du principe que ce qu’on a mis dans un tableau excel va forcément se dérouler comme on l’avait prévu. Or l’incertitude reste entière. Comme dans un match où gérer des faits de jeu imprévus fait partie du truc.
Tu cites beaucoup Marcelo Bielsa dans le livre. Or tu insistes sur deux valeurs essentielles dans le livre qui sont le beau jeu et le courage managérial. Bielsa ne représente-t-il pas la quintessence de ces deux aspects poussés à l’extrême, parfois même jusqu’à l’absurde ?
Je dis bien qu’il est fou, dans le livre. Parce qu’il va trop loin, quelque part, en tant qu’être humain. D’abord pour lui. C’est un gars qui ne vit que par le foot et qui représente le beau jeu. Puis c’est quelqu’un qui arrive avec une idée, qui est toujours la même, c’est de faire plaisir à d’autres parties prenantes du club. On ne peut pas viser uniquement un résultat. Et il n’y en a pas tant que ça, en fait, des gens qui raisonnent comme ça. Il y en a d’autres, mais lui pousse ça quand même très loin. Donc il veut du spectacle et fait passer ça à travers le beau jeu. Donc c’est un bon exemple. Parce que c’est d’ailleurs un mec qui, sans résultats faramineux, laisse un souvenir impérissable partout où il passe. Si on prend l’exemple de l’OM, les supporters gardent un immense souvenir de sa seule saison chez eux. Le jeu déployé était magnifique. Et d’ailleurs, on parlait beaucoup moins dans les médias de toutes les histoires périsportives que l’on entend sans arrêt à Marseille. Je pense qu’il a amené quelque chose de très demandé dans une ville qui adore le foot. Et il me semble même avoir lu des interviews de joueurs, notamment Payet, qui disaient qu’il leur prenait la tête avec sa rigueur, mais que les joueurs prenaient un pied pas possible sur le terrain. Il y avait donc une synthèse entre le public, les résultats et les joueurs. Après sa façon de faire reste très critiquable aussi. Notamment parce qu’il use ses joueurs.
Tu cites plusieurs fois la célèbre phrase « Celui qui ne s’intéresse qu’au football, ne comprendras jamais le football. » Cette phrase prend à rebours tous les clichés sur le footballeur décérébré tout juste bon à taper dans un ballon.
Evidemment. Pour moi, un footballeur intelligent, ça fait toute la différence. Pour sa capacité à intégrer un schéma, à participer à quelque chose collectif… Pour moi, le poulet sans tête, ça n’existe pas. Il y en a qui sont débiles, mais ce ne sont pas les plus performants, je pense.
Pendant des décennies, l’amateur de football était soit un gros beauf, soit un type qui ne comprend rien. Ça ne pouvait pas être quelqu’un qui s’intéresse au jeu lui-même. Moi, quand j’étais gamin, mes parents étaient très intellos, et ils ne pouvaient pas comprendre que je regarde du foot. Surtout que j’aime bien aller au stade. Pourtant comprendre le jeu, les déplacements, les circuits de passe… C’est très intéressant. Ça a changé petit à petit. Maintenant, on commence à s’intéresser au jeu en France. On peut même voir des présidents de la république assumer sans problème le fait d’être passionnés de foot. Donc ça rentre dans les mœurs de comprendre que ce n’est pas réservé aux débiles. On intellectualise un peu plus le foot. Alors que dans un pays comme l’Italie, intellectualiser le foot est entré dans les mœurs il y a plusieurs décennies. Et je pense qu’en essayant de prendre le foot par un prisme plus intellectuel, on peut amener des choses intéressantes. Et, encore une fois, le prisme de prendre le football via des méthodes de management d’équipe n’est pas tellement exploité, je trouve.
Tu évoques dans le livre le passage à la méthode scientifique dans une entreprise avec le découpage d’un problème global en un ensemble de petits sous-sujets traités les uns après les autres. Tu utilises notamment l’analogie avec passage de l’alchimie à la chimie. N’est-ce pas, selon toi, la dernière révolution en date dans le management footbalistique avec des spécialistes de tous les aspects du jeu au sein des staffs ?
Exactement. Avant, on était dans un modèle hyper déterministe. On faisait du Descartes: les causes, les conséquences et des spécialistes. Et l’entraîneur était dieu le père. Il décidait de tout et les autres obéissaient. Et quand on regarde les staffs modernes, on trouve des équipes très pluridisciplinaires dans les clubs. Une image me vient en tête pour évoquer ça, c’est une vidéo de Steven Gerrard revenant à Liverpool pour coacher des jeunes. On voit une employée qui lui met une petite caresse derrière la tête en lui disant qu’elle est contente de le revoir. Et quand le journaliste s’intéresse un peu plus à cette employée, elle explique qu’au sein du Liverpool FC, il n’y a pas les joueurs et les autres. C’est une équipe globale où tout le monde joue un rôle important. Et qu’on parle des gens en disant coéquipiers. Et ça c’est assez nouveau dans le football. D’ailleurs, l’un des problèmes de la ligue 1, c’est justement qu’on n’a pas encore intégré ce fonctionnement. On a un problème, on change d’entraîneur sans réfléchir. Alors qu’on peut réfléchir à plein d’aspects du fonctionnement pour améliorer le résultat.
Donc la grille de lecture cartésienne classique qui consiste à dire, en gros, « J’ai un problème, voilà la solution », n’est pas valable dans un sport comme le football, ni en entreprise. Donc c’est, selon moi, un autre parallèle pertinent. Mais ce qui fonctionne, c’est les managers qui jouent à fond la carte pluridisciplinaire à fond. En faisant intervenir des gens un peu originaux que l’on n’imaginait pas avant. Après, les datas scientists, par exemple, ça commence à devenir un peu tarte à la crème dans le foot aujourd’hui. Mais il faut aussi voir ce qu’on en fait.
Je vais faire une comparaison avec un autre sujet qui me passionne, l’Intelligence artificielle. Hé bien pour y résoudre un problème, tu dois aller chercher des gens dans pleins de domaines et de technologies différentes, et faire en sorte que ces technologies discutent entre elles. Alors que si tu ne prends qu’un spécialiste d’Intelligence artificielle, il peut te faire quelque chose de joli, mais qui n’a que très peu de chances de fonctionner.
Tu fais allusion à Thomas Tuchel dans le livre, où tu expliques qu’il travaille beaucoup avec l’apprentissage différentiel de Schöllhorn. N’est-ce pas un autre parallèle avec le monde de l’entreprise où l’on parle de plus en plus, au moins officiellement, d’épanouissement dans le travail, de bonheur au travail ?
Il faut déjà séparer le bon grain de l’ivraie. Parce qu’il y a souvent, sur ces sujets, un monde entre les discours officiels et la réalité des faits. Je pense, déjà au départ, que l’on confond deux choses en entreprise qui sont la bienveillance et la complaisance. Et la complaisance dans tous les sens : les managers vis-à-vis d’eux-mêmes, les managers vis-à-vis de leurs subordonnés et inversement… Il y a évidemment une frontière entre les deux. Evidemment que tout le monde, ou presque, est d’accord avec le concept de bienveillance. Un environnement d’entraide et de compréhension, on s’accorde tous se le fait que c’est plus agréable. Et aussi qu’il y a de fortes chances que ça produise de meilleurs résultats. Là où ça commence à poser problème, c’est quand on emmène ça sur le terrain de la complaisance. Sous couvert de bienveillance, on refuse de se poser les bonnes questions.
Ce que j’ai voulu dire en parlant de ce sujet, c’est qu’il y a souvent une confusion énorme entre les objectifs et les finalités. La finalité de quelqu’un c’est de savoir pourquoi quelqu’un se lève le matin pour aller au boulot. Ça appartient à chacun, et de nombreuses personnes ne la connaissent même pas elles-mêmes. Tout le monde ne se connaît pas très bien. N’empêche que la personne le fait, peu importe que la raison soit noble ou pas. Et ça, c’est sa finalité. Mais au boulot, on donne à cette personne des objectifs. Qui parfois collent à sa finalité, et c’est tant mieux, mais qui aussi parfois ne collent pas. Et c’est même le plus souvent que ça ne colle pas. On comprend, que ce soit en entreprise ou dans une équipe de foot, qu’il y ait des objectifs collectifs. Et je pense que le rôle du manager, c’est de faire le lien entre l’objectif et les finalités de chacun. Mais ce sont deux choses bien différentes.
Je vais prendre mon cas personnel. Dans mon travail, je suis chef de service. J’ai donc tous les ans un entretien avec mon supérieur hiérarchique. Et il me pose toujours la question de mes objectifs sur l’année. Mais il ne me demande jamais ce qui me pousse à me lever tous les matins. Pourtant, sans forcément me poser la question de but en blanc, il devrait s’intéresser à ça. Je pense que cela fait partie de son taf de savoir ce qui me motive et me fait bouger, au sens émotion. Tant qu’on n’est pas sur ce terrain-là, on est condamnés à faire comme l’OM en ce moment, à savoir ne pas se poser les bonnes questions (entretien réalisé le 22 février, le surlendemain du licenciement de Gennaro Gattuso par l’OM, ndr). Il y a la question de l’objectif, qui est de se qualifier en C1 ou C3. Mais on n’y arrive pas, donc on change l’entraîneur, en priant pour que ça fonctionne, mais si ça ne fonctionne pas, on change encore sans se poser les bonnes questions. En plus, dans le cas de l’OM, il faut tenir compte de l’environnement, avec une ville passionnée de foot… De la même manière que le cas du PSG, avec des objectifs très éloignés du foot, est très complexe aussi.
Donc quand on gère une équipe, ce n’est pas la même chose de gérer des objectifs et une finalité. C’est aussi pour ça que dans le livre, je consacre un gros passage à ce que c’est que de gagner. Parce que gagner, ce n’est pas forcément comptable. Et ça fait partie de ce qui peut relier les objectifs et les finalités. Pas de les faire coïncider, ça on n’y arrive que très rarement. Ne serait-ce que parce c’est difficile dans une équipe d’avoir 10 personnes ou plus qui ont toutes les mêmes envies, les mêmes raisons d’agir… Ça peut arriver ponctuellement, mais ça ne dure jamais très longtemps. Et ça, je pense que c’est un aspect très important du management qui n’est que très rarement étudié. Ouvre un bouquin de management classique, on est encore souvent dans le Peter Drucker des années 1950 avec du management par objectif, du cognitivisme avec des gens qui font des programmes et d’autres qui les appliquent. Sauf que ça ne marche pas comme ça. Quand ça marche, on se dit qu’on a réussi, mais quand ça ne marche pas, on refait la même erreur. Il faudrait arriver à casser ce cycle en se posant des questions sur l’humain. Et, là encore, le foot est un formidable terrain pour regarder ce qui est fait. Parce que certains entraîneurs arrivent à faire des choses assez incroyables avec leurs équipes. Et je pense qu’ils y parviennent en cherchant à comprendre les gens en face d’eux et ce qui les anime. Alors Tuchel, puisque c’était l’objet initial de ta question, fait selon moi partie de ces gens-là. Certes, ce qui se passe en ce moment pour lui au Bayern ne joue pas en sa faveur. Mais je pense qu’il se pose la question de savoir ce qui anime ses joueurs et ses collaborateurs. C’était évident à Dortmund. Et même au PSG, je trouve. Mais il était dans un contexte particulier où ce n’était pas lui qui faisait la feuille de match, donc c’est particulier.
Tu parles dans le livre de la gestion du facteur X dans une équipe, à savoir un joueur hors-normes, en prenant l’exemple de Maradona en équipe d’Argentine. Mais tu parles aussi de la gestion de Ruud Gullit par Arrigo Sacchi, alors même que Sacchi était réputé être un entraîneur qui détestait gérer ces artistes hors-normes comme en témoignent ses relations avec Van Basten à Milan ou Baggio en équipe d’Italie.
C’est vrai que j’ai lu ça aussi. Il y a deux solutions. Soit je me suis trompé, mais j’ai quand même cru comprendre qu’il avait créé une relation très particulière avec Gullit. Une sorte de respect mutuel et une confiance absolue. Il ne faut pas oublier que quand Sacchi débarque à Milan, ses idées de jeu sont révolutionnaires pour l’époque. Il faut imaginer qu’il y a sans doute une bonne part des joueurs qui, au début, ont dû se demander « Mais c’est quoi ce délire ? » Et je ne pense pas, en plus, que Sacchi soit un grand communicant qui sache bien expliquer. Et de ce que j’ai cru comprendre, il a pu utiliser des relais dans son équipe pour faire passer son message. Et Gullit en était un. Ce n’était sans doute pas le seul, on peut aussi rajouter Maldini, Baresi… Donc j’ai cru déceler ça dans ce que j’ai lu, de l’un et de l’autre. Je pense que Gullit est un type intelligent. Il a donc dû faire partie de ceux qui ont capté le plus vite ce qui allait arriver avec ces préceptes tactiques qui allaient révolutionner le foot. Si on prend le Milan-Real de 1989, les joueurs du Real ne comprennent rien de ce qui se passe, c’est évident quand on revoit les images.
Donc pour que l’équipe soit prête, il a eu besoin de relais et je pense que Gullit en a été un des principaux. Mais c’est difficile de savoir ce qu’il s’est vraiment passé au sein du vestiaire. Et pour l’avoir vécu dans mon travail, je sais que c’est difficile de convaincre une équipe entière de changer complètement de paradigme. Quand cela m’est arrivé, et c’était une demande de ma direction, j’ai eu tous les cas. Certains étaient clairement hermétiques. Ils ont fait le boulot que je demandais parce qu’il fallait bien le faire mais sont partis dès qu’ils ont pu. On ne peut pas dire que ça se soit mal passé, mais on sentait clairement que ce n’était pas leur truc. Et puis il y en a eu deux ou trois autres, c’était peut-être mes Gullit. Eux ont cru à ce qu’on pouvait faire et ont été des moteurs.
Pour continuer sur ce thème, tu parles de la nécessité d’avoir plusieurs leaders dans un groupe. Un entraîneur qui insiste beaucoup là-dessus, c’est Didier Deschamps qui travaille toujours avec cinq leaders, même si ceux-ci peuvent varier au fil du temps. Ne penses-tu pas que la composition de ce groupe de leaders et de relais soit finalement plus importante que le choix du capitaine, par exemple ?
Je pense, oui. Parce que le choix d’un capitaine est symbolique, avant tout. Il peut être dû à plein de choses. Ça peut être une forme de retour de bâton ou de remerciement. Quand Lloris devient capitaine, je ne pense pas que ce soit pour ses qualités de bateleur. Sauf que le capitaine ne fait pas tout. Pour que le message passe, il y a besoin d’un petit groupe de leaders. Que l’on retrouve dans toutes les lignes, dans tous les groupes informels de joueurs au sein d’un collectif, dans toutes les générations… Après, il y a une question de caractère. Tu ne peux pas demander à Pavard de monter sur la table et de faire un discours de motivation, alors que tu peux le demander à Pogba. Et pour ça, il faut trouver les qualités susceptibles de permettre à certaines personnes de devenir des leaders. Et pas seulement les grandes gueules. Il peut y avoir des leaders discrets qui savent aider les autres à progresser et à intégrer le vécu d’une équipe. Et, dans le cas de l’équipe de France puisque c’est ton exemple, je pense que Lloris n’est pas mauvais du tout dans ce registre. Et donc un entraîneur ou un manager va faire sa sauce avec un petit nombre de leaders pour essayer de répondre à tout ça. Alors ça peut être quatre leaders ou cinq. Deschamps dit cinq, a priori. D’ailleurs ce sont souvent les mêmes joueurs qu’il envoie en conférence de presse, ce qui n’est sans doute pas anodin. Même si ce ne sont pas les meilleurs communicants, ce sont sans doute ceux dont le message est le plus en phase avec celui de Deschamps.
Je pense d’ailleurs que la cohérence est d’ailleurs quelque chose d’important pour un mec comme Deschamps, biberonné à la Juve de Lippi des années 90. Un jeu très bien organisé avec chaque chose à sa place. Si on regarde sa gestion humaine, elle est toujours très claire. Il peut se passer pendant des années de Benzema, pourtant au sommet du foot mondial parce qu’il ne le sent pas en phase avec le projet humain de l’équipe. Ce qui prouve qu’il accorde une place importante à l’alchimie humaine d’un groupe. Et, pour revenir à ce que je disais tout à l’heure, je pense qu’il s’est vraiment posé la question de la finalité qui motive ses joueurs. Et pour ça, je pense qu’il est vraiment très très bon. Et c’était pareil dans ses expériences en club, notamment à Monaco en 2004.
Tu as nommé un chapitre Reconfiguration et replacement, où tu abordes la question du moment clé qu’est le gain de la balle et de la nécessité de changer de configuration collectivement pour l’exploiter de la meilleure manière en tenant compte, outre du placement des équipiers et des adversaires, du score, de l’état de fatigue de l’équipe, du temps qu’il reste… Cela fait une analogie, selon moi, avec Garry Kasparov qui expliquait dans son livre La vie est une partie d’échecs qu’analyser une situation revient souvent à mettre face à face des paramètres difficilement comparables, comme le temps de jeu, le nombre de pièces perdues des deux côtés, leur position… N’est-ce pas, justement, l’essence même de la pensée complexe ?
Totalement. C’est tout un ensemble de paramètres qui ne sont pas commensurables comme on dit en maths. Parce que tu n’as pas une fonction que tu vas pouvoir optimiser à ce moment-là. Donc la seule clé dont disposent les entraîneurs, c’est d’arriver à mettre des schémas dans la tête de leurs joueurs et qui vont leur permettre de réagir collectivement à ce moment-là. Il ne faut pas oublier que l’entraîneur n’est pas sur le terrain. Donc il va préparer un certain nombre de choses pour les aider à réagir et à reconfigurer leur jeu. Que ce soit au moment du gain de balle ou de sa perte, d’ailleurs. A un moment, je parle de certains joueurs comme Xavi, Lampard, ou Pirlo qui ont un rôle particulier dans ce genre de configuration. Griezmann ou De Bruyne aussi. Parce qu’à l’entraînement, tu ne peux pas avoir anticipé et travaillé tous les cas de figures possibles. Par contre, ce qu’un manager peut faire travailler à l’entraînement, c’est de voir avec les joueurs quels paramètres vont rentrer en ligne de compte dans leur décision. La position des coéquipiers, dans quelle dynamique sont-ils… Ils avancent ? Ils reculent ? Ils sont épuisés ou pas ?
Je ne sais pas comment les entraîneurs s’y prennent. Je ne suis pas assez supporter dans l’âme pour aller assister à des entraînements, par exemple, et voir comment ils travaillent ça. Parce qu’il faut bien expliquer aux joueurs qu’il n’y a pas de solution toute faite mais que c’est à eux de la trouver en fonction du contexte. Et qu’il faut mettre en place dans leur esprit une sorte d’algorithme qui va les aider à la trouver. Et, dans ces moments clés, les quelques joueurs qui savent trouver la passe à faire entre les lignes et l’exécuter avec précision, on les connaît, et ils sont rares.
Il y a un entraîneur dont tu ne parles pas dans le livre qui est Jean-Marc Furlan. Il y aurait pourtant un parallèle à faire dans le sens où c’est quelqu’un de performant et passionnant mais qui ne trouve jamais de poste dans de gros clubs mais qu’il n’est pas un ancien grand joueur. Un peu comme le monde de l’entreprise où l’on rejette quasi systématiquement les gens ayant des parcours atypiques, même compétents, au profit de cadres sortant tous des mêmes écoles.
Ce n’est pas faux, en effet. Je vais faire une hypothèse. Je pense que le milieu du foot français est un peu particulier. Il est tenu par d’anciens joueurs avec des courants, comme France 98, par exemple. Et ces gens-là ne sont pas toujours capables d’avoir les réflexions dont on parle. Voire même capables d’avoir des réflexions pertinentes sur un plan purement footbalistique. Pour un Thierry Henry qui est une encyclopédie monumentale du foot, combien d’anciens joueurs ne sont pas capables de penser le jeu et d’avoir des réflexions ? Un Lizarazu par exemple, même comme consultant, il n’a pas grand-chose à dire sur le jeu. Wenger arrive souvent à avoir des réflexions plus intéressantes en parlant beaucoup moins. Mon hypothèse, donc, c’est que les dés sont pipés dans ce milieu. Il faut être adoubé, faire partie de la bonne coterie au bon moment. Et je pense que ce n’est pas le cas de Furlan. Pas ancien grand joueur, n’ayant pas forcément le bon réseau…
Et c’est pareil dans les entreprises, en effet. Si tu n’es pas accroché à la bonne locomotive, tu n’auras pas l’avancement que tu attends ou les responsabilités que tu espères. Donc il y a des choix stratégiques à faire. J’ai eu vu des cas en entreprise où des gars ne fréquentaient que les gars issus de la même école qu’eux. Les diplômés des mines entre eux, de centrale entre eux, des arts et métiers entre eux… Et si tu sors de ta coterie, on peut te le faire payer. Et je pense que Furlan est dans ce cas. Il n’a pas forcément compris certaines règles implicites qui font et défont les carrières.
José Mourinho est l’un des premiers coachs à avoir revendiqué l’utilisation de la pensée d’Edgard Morin dans le coaching de football. Pourtant, dans l’esprit de beaucoup de gens, il est catalogué comme un coach sans idée qui ne fait que défendre. C’est paradoxal, non ?
On peut aussi ajouter Guardiola, même si lui est justement catalogué comme ça, contrairement à Mourinho. Après, je pense que la phase que vit la carrière de Mourinho est assez différente de celle qu’elle a vécu dans les années 2000. A ce moment-là, on a vu ce mec arriver avec des plans de jeu et une véritable mécanique collective. Et c’était beau à voir. Après, cette histoire de coach qui gare le bus, je pense qu’elle est énormément liée à la demie Barca-Inter en 2010. Mais avait-il le choix face à une telle équipe ? Par contre, sur ce match précis, on peut se poser la question managériale de savoir comment il a réussi à convaincre Eto’o de redescendre pour jouer arrière latéral alors que c’est un joueur à l’égo surdimensionné. C’est là qu’il est vraiment intéressant.
Par ailleurs, je pense que Mourinho est le premier à avoir vraiment intégré que son boulot se passait sur le terrain, mais aussi en dehors. Et ça, ça vient de sa formation universitaire. Il a notamment appris à gérer parfaitement l’aspect communication de son métier et à l’utiliser pour manager son équipe. En outre, sa formation universitaire, qui est une vraie filière de formation de coachs au Portugal, lui a appris à s’intéresser à la recherche, à la nouveauté, à l’aspect pluridisciplinaire aussi. Même chose pour un Julian Nagelsmann. Ce sont des gens qui ont compris qu’il faut aller chercher des compétences hors du purement sportif pour que ça fonctionne.
Donc moi, cette image de pragmatique, je pense qu’elle n’est pas franchement justifiée. C’est un mec vraiment intéressant. Mais je serais curieux de comprendre comment il a pu passer du mec intéressant et passionnant qu’il était à Porto à ce gars qui finit par avoir tout son vestiaire contre lui dès qu’il dépasse deux saisons dans le même club. Une piste de réflexion, selon moi, c’est le fait qu’il n’a pas la capacité à s’effacer quand il le faudrait. Un Ancelotti, par exemple, est capable de ça. Il véhicule une image de bon gars débonnaire alors que ses capacités de réflexion sont ultra impressionnantes. Mais Mourinho reste malgré tout un mec passionnant pour moi. Un gars qui a été capable de transformer le football dans son aspect managérial et de communication.