Dans son livre Les éclaireuses, Laurent Koessler raconte l’histoire du premier match officiel de football féminin joué en France, en 1917, pendant que la France tremblait pour ses hommes engagés dans la grande guerre. Mais loin d’être réduit à un récit de match, ce livre dresse aussi le portrait d’une période et met en avant de nombreux personnages de l’histoire de la féminisation du sport en général, et pas seulement du football.
Vous avez choisi un parti-pris d’écriture qui est de ne pas raconter directement l’histoire de Thérèse Brulé mais de la faire se raconter via une interview qu’elle donne à une journaliste. Pourquoi ce choix ?
Disons que c’est une habitude d’écriture, une marque de fabrique. Je l’utilise depuis plusieurs romans, puisque mes romans précédents étaient aussi calés sur ce style d’écriture à double temporalité. Cela permet au lecteur, je trouve, d’avoir des petits sas, des remontées pour faire un petit peu le point sur ce qu’il vient d’apprendre sur le narrateur. C’est une démarche qui m’est propre et sur laquelle je m’appuie de façon assez régulière pour amener une sorte de fluidité d’information. Parce qu’il y a souvent une grosse quantité d’information sur ce type de romans historiques calés sur des histoires vraies. Cela apporte donc un peu de fluidité dans l’approche et dans la narration.
Dans mon précédent roman, Maginot, les rescapés, qui parle aussi de foot, on part aussi d’un vieux monsieur qui va raconter son histoire qui se passe sous l’occupation. Et qui va raconter l’histoire de son équipe de foot. Et le fait de passer par la formule alternant passé et présent, je trouve que cela apporte une forme de fluidité. Après, ça reste personnel et c’est au lecteur de se faire son avis.
Vous présentez le livre comme celui de l’histoire du premier match de football féminin en France. Mais on s’aperçoit assez vite à la lecture du livre que cela raconte finalement ce qu’était le sport féminin dans son ensemble en France, pendant la période de la première guerre mondiale.
Ce match était un réel point de départ. En l’occurrence, j’ai découvert que le premier match officiel de football féminin en France s’était joué en 1917, c’est-à-dire à un moment de l’histoire où l’on ne sait toujours pas comment va finir le conflit. Et savoir que le match se déroule dans une période aussi anxiogène et compliquée, cela a aiguisé ma curiosité. J’ai donc commencé ma démarche et ai cherché des ressources historiques existantes. Et je me suis rendu compte qu’au cœur de ce match, il y a d’autres vérités. Il y a d’autres sujets comme celui de l’émancipation féminine, dans le cas du football en l’occurrence, mais dans bien d’autres disciplines avec la création de clubs sportifs féminins omnisports dont le Femina sport qui est à l’origine de ce match. Et avec toutes ces disciplines qui vont permettre aux femmes de s’exprimer sur d’autres terrains dont le football qui arrive en 1917.
On sent d’ailleurs chez ces femmes qu’il y a une réelle envie de pratique sportive, notamment via l’athlétisme qu’elles pratiquent presque toutes. Mais l’idée de jouer au football ne vient pas naturellement. C’est leurs dirigeants qui les y amènent.
Alors je n’ai pas de source sûre sur ce sujet. Mais il est vrai qu’au moment de la création du Femina sport, les sports qui leurs sont proposés semblent être les sports autorisés à l’époque : la gymnastique, la course à pieds qui commençait tout juste… Alors que le football reste étiqueté masculin. Après ce sport s’est imposé grâce à l’action de la présidente du Femina sport Alice Milliat et à sa connaissance de la pratique anglo-saxonne au moment de son séjour en Angleterre. Et donc on peut imaginer que le football n’est pas arrivé comme ça de façon brutale. Je pense réellement que ça s’est passé comme je le raconte dans le livre. C’est-à-dire que cela a tâtonné un peu au début, et qu’après, assez naturellement, parce que cela a apporté beaucoup aux pratiquantes, la chose s’est mise en place, structurée pour finir par en arriver à ce premier match en 1917. Mais comme vous l’avez dit, il n’y avait rien de fait au départ.
Un fait d’ailleurs représentatif du caractère encore balbutiant du foot féminin à l’époque, c’est que ce match de 1917 oppose d’ailleurs deux équipes du même club.
En effet. C’est une réalité du contexte de l’époque. Pas assez de pratiquantes et d’opposition. Donc les premiers matchs, je le précise dans le roman d’ailleurs, ont lieu contre des équipes de jeunes garçons. Puisque c’est un sport qui, sur le côté féminin, commence tout doucement à se structurer. Et donc en effet, ce premier match officiel de football féminin oppose deux équipes issues de la même entité, le Femina sport. Néanmoins, il y avait une véritable opposition au sein de cette entité entre les deux équipes qui étaient déjà rivales lors des premiers championnats de France féminin d’athlétisme qui avaient eu lieu quelques semaines plus tôt. En l’occurrence surtout entre les sœurs Brulé et les sœurs Liébrard. Il faudra attendre encore un peu pour que le football féminin se développe dans d’autres clubs parisiens puis dans certaines villes de province.
Dans le livre, on croise plusieurs personnalités qui ont laissé une trace dans l’histoire du sport féminin, comme Alice Milliat dont on a déjà parlé dans cet entretien, ou Violette Morris. Mais vous faites aussi découvrir un personnage assez méconnu qui a pourtant beaucoup œuvré pour le développement du sport féminin, c’est Pierre Payssé qui semble être l’un des seuls hommes à avoir cru ouvertement au sport féminin à cette époque.
Tout à fait, et c’est à ce niveau-là qu’il est particulièrement admirable. C’est un grand champion de gymnastique, qui a participé aux jeux olympique. Et donc c’est quelqu’un qui n’avait pas, à la base, la nécessité d’ouvrir autant ses bras au sport féminin. Et donc, pour avoir fait partie des fondateurs du Femina sport à une époque où la société était encore fondamentalement patriarcale et misogyne, on peut imaginer que ce monsieur très ouvert aux questions d’émancipation féminine et d’accessibilité des femmes au sport est un personnage très remarquable et, à mon sens, trop méconnu. Et je trouvais qu’il était important de le remettre sur le devant de la scène pour lui rendre l’hommage qu’il mérite. Parce que sa démarche est impressionnante à une époque où très peu d’hommes ont cette ouverture d’esprit. On peut notamment en juger par l’opposition entre Alice Milliat et Pierre de Coubertin.
Un des personnages de l’histoire qui est d’ailleurs représentatif de la façon dont le sport féminin est considéré à l’époque, c’est l’arbitre du match. Qui se présente en costume de ville, sans tenue de sport ni même d’attitude sportive. Persuadé qu’arbitrer un match féminin ne va requérir aucun effort.
C’est juste. J’ai retrouvé la trace et les références de cet arbitre. Et effectivement, c’est un arbitre qui va vraiment aborder ce match de cette façon-là. Parce que, comme vous le soulignez justement, cet arbitre symbolise effectivement la vision que devaient avoir de ce premier match officiel beaucoup d’hommes et même de femmes. Parce que nombre de femmes croyaient aussi fermement que la vocation de la femme était plus ou moins domestique. Et ces femmes qui revendiquaient la pratique sportive restaient très minoritaires.
Et cet arbitre est vraiment le symbole de cette pensée de l’époque. Y compris chez les spectateurs du match qui s’attendent plus à voir des files s’écharper autour d’un ballon sans grande démonstration technique ou tactique que du jeu structuré. Sauf que ces femmes vont démontrer qu’elles sont aussi capables de produire du jeu. Au détriment, ce qui donne un côté humoristique, de cet arbitre qui va être obligé de courir et d’arbitrer un vrai match de football.
D’ailleurs on sent que les joueuses sont assez conscientes de la mission d’image qui est la leur à travers ce match. Jeanne, la sœur de Thérèse Brulé, lui explique d’ailleurs clairement qu’elles ont une responsabilité historique car un match écharpé sans un spectacle de qualité desservira le football féminin.
C’est vrai qu’il y a une prise de conscience. Même si elle se fait progressivement. Lors des premiers entraînements, il y a surtout les côtés jeu, prise de plaisir et découverte des règles. Mais c’est vrai que ce premier match se déroule dans un contexte impressionnant puisqu’il y a quand même un grand nombre de spectateurs. Et je pense que ces jeunes femmes prennent conscience du fait qu’il y a des conséquences annexes qui sont importantes. Elles s’en aperçoivent notamment par le fait des discours d’Alice Milliat qui a un vrai leadership sur le groupe. Alors c’est vrai qu’il ne faut pas se laisser dépasser par ces conséquences. Mais je pense que toutes ces jeunes filles vont prendre collectivement conscience de l’intérêt de ne pas se concentrer que sur elles-mêmes et leur propre plaisir du jeu. Car il y a aussi des gens à convaincre de la qualité du football qu’elles pratiquent. Et donc que le fait de jouer en montrant de vraies qualités techniques et tactiques peut jouer en leur faveur. Il ne faut pas oublier que la guerre n’est pas encore terminée. Et que si elles ont obtenu de réelles avancées sur leurs droits à pratiquer le sport, cela peut aussi très vite tourner dans l’autre sens. Et c’est d’ailleurs ce qui va se passer, malheureusement. Mais malgré cela, on peut dire que ce match a gagné ses galons. Parce qu’il leur a permis de jouer d’autres matchs, et la mise en place des premiers championnats pendant plus d’une dizaine d’années. Avant que des années noires ne prennent le dessus et ne referment la porte du football féminin jusqu’aux années soixante-dix.
Vous abordez aussi la question de l’entraînement scientifique et rationnalisé en expliquant que ces jeunes femmes améliorent leurs performances athlétiques en travaillant selon les préceptes d’un livre d’entraînement venu d’Angleterre. C’est extrêmement novateur pour l’époque.
Alors au risque de vous décevoir, cette partie est totalement fictionnelle. Je l’ai inventée. Donc je n’ai aucune source sur ce sujet. Je l’ai inventé pour apporter un côté un peu sympa à l’histoire. Et puis, même si ce match est évidemment historique, il était important quand même de parler aussi un peu de la partie athlétisme qui est aussi très importante pour ces jeunes femmes. Et je voulais parler du Fémina sport dans son ensemble. Et mettre en scène le fait qu’il y a des choix à faire dans les entraînements parce que les premiers championnats de France féminins d’athlétisme se déroulent deux mois avant le match et opposent le Fémina à d’autres clubs. De la même manière que j’ai aussi mis en scène les deux équipes sous les noms de matineuses et de nuiteuses du fait de leurs horaires d’entraînement. Alors que la rivalité entre les deux équipes est avant tout celle des sœurs Brulé contre les sœurs Liébrard. Or cette rivalité est énorme en athlétisme, puisqu’aux championnats de France, Thérèse Brulé obtient quatre titres contre trois pour Suzanne Liébrard.
Ceci dit, même si c’est romancé, il est vrai qu’à l’époque, les jeunes anglaises avaient quelques longueurs d’avance en matière d’entraînement sportif.
Cette histoire est aussi intéressante sur un autre point, c’est celui de la place des femmes pendant la première guerre mondiale. Parce qu’on apprend souvent en cours d’histoire que beaucoup de femmes ont occupé les emplois dévolus aux hommes et que ça a permis à certaines de s’émanciper. Mais vous mettez la lumière sur un aspect dont on parle moins, c’est que cela les contraint à des doubles journées et que la plupart sont épuisées.
C’est une vraie donnée. Et j’essaie de mettre le doigt dessus pour rester dans le quotidien. Et c’est là que le côté roman me permet de travailler ce sujet, puisque la journée d’une jeune fille de l’époque ne peut pas être décorrélée de cette réalité-là. Ce sont effectivement des femmes qui débordaient d’énergie qui œuvraient à l’effort collectif de guerre à des degrés divers. Certaines à temps-plein en occupant des emplois occupés par des hommes en temps normal. D’autres à temps partiel en continuant des études à côté. Ce qui donnait des emplois du temps forcément chronophages et énergivores.
Vous présentez Thérèse Brulé comme quelqu’un finalement assez peu consciente de ce qu’elle a réalisé. Elle est d’ailleurs toute surprise au début de l’histoire d’être comparée à une femme comme Marie Curie dans une série d’articles sur les femmes qui ont fait avancer leur cause. C’est vraiment son tempérament, ou, là encore, c’est de la création romanesque ?
C’est son tempérament. Qui diffère de celui d’Alice Milliat, par exemple, qui avait une conscience un peu plus posée de ce qu’elle était et de ce qu’elle voulait réaliser. Il faut bien faire la distinction entre les féministes en tant que telles, et les éclaireuses, terme qui m’est propre, qui était des pionnières et faisait ça dans un caractère d’émancipation avant tout pour vivre leur vie. Elles ne voulaient pas forcément écrire l’histoire. La démarche, je ne l’invente pas, c’est de gagner le droit à certaines pratiques, mais pas forcément dans un but d’opposition à la société. Ce sont des femmes qui voulaient vivre leur vie et prendre du plaisir par le sport. Si au passage elles pouvaient distiller quelques messages collectifs et sociétaux sur ce que les femmes étaient capables de faire ça se faisait naturellement. Mais dans l’ensemble, ce ne sont pas des jeunes femmes qui l’ont fait en portant un étendard ou en brandissant des axes très revendiqués. A contrario par exemple d’Hélène Brion dont je parle dans le livre et qui a d’ailleurs assisté au match. Et qui est, elle, une féministe engagée qui a même dû subir la justice.
Il faut aussi rappeler que la parenthèse dorée dont ont bénéficié ces jeunes femmes s’est aussi refermée très vite. Dès les années trente avec la montée des nationalismes et du fascisme, le sport féminin a été très vite rangé au placard jusqu’à finalement assez récemment. Donc je pense que Thérèse Brulé a dû ranger ça au rang de souvenirs agréables au milieu d’une jeunesse finalement assez impavide et aventureuse. Mais sans avoir une conscience poussée du fait qu’elle a contribué à écrire une page de l’histoire.
Propos recueillis par Didier Guibelin
