A l’occasion de la sortie de son livre Gang of Brussels, coécrit avec Louis Dabir, Livres de Foot a rencontré Barthélémy Gaillard. Voici son interview.
L’INTERVIEW
On sait que le monde du supportérisme extrême est assez fermé aux médias et particulièrement le milieu hooligan. Ça n’a pas été trop compliqué de nouer des contacts avec eux ?
Étrangement, pas tant que ça, en fait.
En effet, ta remarque est juste, c’est un monde assez fermé sur lui-même et hostile aux médias. Mais disons que c’était une affaire d’opportunité et qu’on est tombés sur les bonnes personnes au bon moment. Les personnages principaux du livre ont aux alentours de la cinquantaine. Ce qui correspond à la fin de carrière chez les hooligans. Donc le fait d’arriver à cette période de leur vie, de ne plus pouvoir approcher les stades à cause de la répression qui les en empêche et du fait d’être fichés par la police et la justice belge, de crouler sous les amendes… Tout cela les empêche de faire parler d’eux. Et ils avaient encore envie de faire parler d’eux.
On est amis avec un photographe belge qui connaît divers milieux underground bruxellois dont le milieu hooligan et qui nous a permis de les rencontrer. On a fait un article sur eux pour Vice en 2017 qui s’est bien passé et qui nous a permis de gagner leur confiance. Et du fait qu’ils soient dans une démarche testamentaire quant à l’histoire de leur groupe, ce sont eux qui nous ont proposé de faire le livre. L’article de Vice ne parlant que du côté foot-baston alors qu’eux avaient plein d’autres choses à nous raconter.
En lisant leur parcours, on voit que ce sont, pour la plupart d’entre eux, des gars qui trainaient en bandes avec des envies de bastons et qui sont venus au foot ensuite. Alors que, dans l’imaginaire collectif, le hooligan est un fan de foot qui vient à la violence par passion démesurée. Comme s’il y avait une inversion de paradigme dans leur parcours…
Oui et non. Certes, le constat que tu poses est le bon, à savoir qu’ils ont d’abord traîné dans les rues. Mais avant la fin des années 70, Anderlecht était un club relativement peu renommé. Donc les premiers hooligans anderlechtois se sont intéressés au foot quand Anderlecht est devenu un club européen majeur avec Rensenbrink, des victoires européennes, des titres de champion… Parce qu’en plus ils étaient, et sont toujours, dans une logique de défense de leur territoire et de son image et que le RSC Anderlecht en était le symbole le plus visible en Belgique et en Europe.
Après, certes, ils ne sont pas « nés » fans de foot. Mais ils ont commencé à fréquenter le stade à treize-quatorze ans. Donc, c’est une passion ancrée, malgré tout, même si elle n’est pas innée.
Quand on lit leurs propos, on a d’ailleurs presque l’impression que les résultats sportifs d’Anderlecht ne les intéressent pas plus que ça. A la limite, la seule chose dont ils semblent se soucier, c’est la qualification européenne pour pouvoir affronter les firms de leurs adversaires européens et échapper à la police et la justice belge.
Disons que c’est une conjonction de plusieurs éléments. Déjà les résultats d’Anderlecht sont en berne depuis quelques saisons. Ensuite, beaucoup d’entre eux sont interdits de stade donc ne peuvent pas voir les matchs. Et même s’ils le pouvaient, la surveillance est tellement serrée qu’ils seraient dans l’impossibilité de se battre. De fait, ça ne les intéresse pas forcément.
Donc, en effet, leur seul intérêt demeure la qualification européenne qui leur permet d’échapper à la répression anti hooligans sévissant sur le territoire belge. En plus, du fait qu’ils passent souvent par des tours préliminaires d’Europa league, ils peuvent souvent faire le déplacement vers des pays de l’est dont les clubs parlent peu au grand public, mais où la surveillance est inexistante, où le hooliganisme est très développé et qui sont accessibles pour trois fois rien avec Ryanair.
Mais ce désintérêt pour les résultats et le jeu, qui les différencie des ultras d’ailleurs, reste un phénomène récent. Ce n’était pas le cas dans les années 90-2000. Par contre, l’identité du club et ce que ça représente pour eux reste un élément important à leurs yeux.
On a d’ailleurs l’impression qu’il n’y a pas vraiment de porosité entre eux et les ultras. Le seul cas que vous citez dans le livre est celui d’un des leaders de la jeune génération du BCS issu de la Mauves Army.
Effectivement, il y a une séparation franche et étanche entre les ultras et les hools à Anderlecht. Le BCS nourrit d’ailleurs une forme de sentiment de supériorité vis-à-vis des ultras. Pour eux, défendre leur club avec les poings et en mettant en danger leur intégrité physique, cela reste la forme la plus poussée et la plus noble de soutenir leur identité. Avec leurs écharpes, leurs fumigènes ou leurs tifos, les ultras sont moins estimables à leur sens.
Sauf que depuis quelques années, la porosité entre les deux univers a augmenté. La raison est simple. La culture hooligan est quand même en chute libre donc le groupe a du mal à recruter pour se renouveler. Et la plupart des jeunes qui découvrent le monde des tribunes le font aujourd’hui via le mouvement ultra. Donc ensuite, les plus attirés d’entre eux par la violence et le côté illégal rejoignent le BCS. Et c’est comme ça que l’un des porte-étendards de la nouvelle génération des hools d’Anderlecht est un gars issu de la Mauves Army à la base.
Donc la séparation tend à se résorber même si elle reste conséquente.
Dans son livre Génération supporters, Philippe Broussard parle d’internationale des siders et de l’interconnexion entre les mondes hooligans belges et néerlandais. Et Xavier* parle notamment des liens du BCS avec les hooligans de l’Ajax Amsterdam. Tu peux nous en dire plus sur le sujet ?
En deux ans passés avec eux, je n’ai jamais vu moi-même un gars du F-Side de l’Ajax. Mais ils m’en ont beaucoup parlé en effet. Ce ne sont pas des relations quotidiennes, non plus. Mais ils ont en effet des liens très forts qui se sont constitués, je crois d’ailleurs que Broussard l’explique dans son livre, sur le principe du « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». L’Ajax est ennemi avec le Feyenoord et ces derniers sont amis avec Anvers ou Bruges donc l’Ajax s’est allié à Anderlecht. Et de nombreuses alliances sur le même modèle se sont forgées de part et d’autre de la frontière belgo-néerlandaise. C’est quelque chose qui est souvent revenu au cours des échanges que nous avons eu avec les leaders du BCS et dont ils sont très fiers parce que le F-Side est une firm très réputée. Par ailleurs, cette alliance présente pour eux l’avantage d’être allié avec un club ayant un niveau sportif autre que celui d’Anderlecht. Cela leur permet donc d’exister sur la grande scène européenne puisqu’il n’est pas rare que les gars du BCS se greffent à ceux du F-Side lors de gros matchs européens.
Au-delà de ça, leur relation dépasse le simple cadre du foot et du hooliganisme parce que, de part et d’autre, il y a des gens qui ont des activités de trafics illégaux et qu’ils peuvent s’entendre pour faire des affaires.
Vous racontez dans le bouquin une anecdote d’une exposition de photos consacrée au monde des hooligans que les firms présentes finissent par faire dégénérer en bataille rangée. Cela donne vraiment une impression de gars incontrôlables et incapables de cesser toute violence y compris pour une seule soirée dans un cadre supposé pacifié.
Totalement. Pas parce qu’ils en ont incapables, mais simplement parce qu’ils ne voulaient pas s’arrêter et qu’ils voulaient qu’il se passe quelque chose.
Je n’étais évidemment pas présent puisque l’anecdote date de l’an 2000. Donc tout ce qu’on raconte dans le livre n’est basé que sur les témoignages qu’on a recueillis sur ce sujet.
Mais quand on réunit les leaders de quatre ou cinq firms qui s’affrontent toute l’année dans tous les stades, il est évident que ça ne va pas tendre à l’apaisement et que les gars n’étaient pas venus que dans le but d’assister à une expo de photos.
Les gars du BCS avaient juste envie de prouver aux autres leur courage en se rendant, même en très nette infériorité numérique, sur un territoire hostile puisque l’expo se passait à Anvers. Ils entretiennent une logique de défi permanent avec les firms rivales. En leur prouvant qu’ils sont capables d’avoir le courage et l’audace nécessaire pour faire ça avec les risques que ça suppose. C’est une logique permanente que tu retrouves dans les comportements d’une firm mais aussi dans les comportements individuels de ses membres.
Il y a dans le livre une histoire qui peut faire rire. Celle d’un travailleur social détaché auprès d’eux dans le but de canaliser leur violence et qu’eux-mêmes finissent par embarquer dans leurs délires. Ça paraît impensable tout de même.
C’est assez impensable, en effet. On a vraiment halluciné au début quand ils nous en ont parlé. Sacha était en effet devenu fan coacher à Anderlecht au début des années 90. Le fan coaching était une politique mise en place à cette époque par des chercheurs de l’université de Liège, il me semble, en partenariat avec le ministère de l’intérieur belge. Leur but était de mettre en place des animations pour éviter la violence dans les stades. L’objectif était évidemment louable mais la démarche complètement naïve.
Sauf que Sacha, qui était d’ailleurs un mec complètement déjanté, était un grand ami de Xavier. Et donc celui qui était supposé être l’engraineur pour sortir les hools de la violence et de la drogue est devenu l’engrainé en y plongeant avec eux.
Puis, à bien y regarder, ce n’est tout de même pas complètement surprenant non plus. On n’en parle pas énormément dans le livre, mais il faut garder à l’esprit que, même si le milieu hooligans est un milieu très fermé, il entretient des relations avec tout l’écosystème qui l’entoure. Ils connaissent les spotters de la police. Ils connaissent les travailleurs sociaux qui peuvent côtoyer leur univers. Ils connaissent les agents de sécurité des clubs. Et l’une des raisons d’être du livre, c’est justement de montrer à quel point le BCS peut avoir des accointances avec d’autres milieux au-delà du foot. Que ce soit celui du banditisme, celui de la nuit qui les embauche souvent agents de sécurité… C’est tout un puzzle dont il faut rassembler les pièces pour bien comprendre leur univers dans son ensemble.
Vous donnez l’exemple de Claude* qui s’est rangé du hooliganisme pour ne pas attirer sur lui l’attention de la police car cela aurait pu mettre en difficulté ses activités illégales et lucratives. A contrario Zoulou* et Gonzales* ont continué à se foutre sur la gueule gratuitement tous les weekends au risque de mettre en péril leurs business respectifs. N’est-ce pas surprenant ?
C’est vrai que c’est surprenant. Que des gars comme Zoulou, qui trafiquait de la cocaïne par tonnes, ou Gonzales, qui était le roi des bars à hôtesses (et plus si affinité) de Bruxelles, aient continué à se battre gratuitement au risque de faire échouer une carrière très lucrative dans le banditisme, ça paraît insensé.
Mais eux le vivent comme un sas de décompression. Alors évidemment que ça peut nous sembler étrange. Personnellement, ça serait plutôt de la pression de me trouver face à deux cents mecs qui veulent me cogner. Mais eux évoluent dans un monde où la violence n’est tellement jamais gratuite et toujours guidée par des intérêts financiers que retrouver un sentiment de fraternité autour d’une violence gratuite et consentie est presque rassurant pour eux.
Claude, c’est un autre profil. C’est d’abord quelqu’un de très connu en Belgique car auteur de nombreux braquages. On peut considérer que c’est le lieutenant du Mesrine belge des années 80. C’est une tête brûlée qui a fait dix-sept ans de taule. Il est passé comme une étoile filante dans le monde de l’hooliganisme parce qu’au fond il n’est pas fait pour ça. C’est juste qu’il adore la violence mais avant tout à but lucratif.
En fait, entre 1984 et 1986, il a juste trouvé ce moyen d’exprimer sa violence et d’en découdre avec l’ordre, notamment les flics. Pour lui, c’était une fenêtre qui ouvrait juste sur ça. Mais les gars du O’Side lui ont fait comprendre que leur objectif principal restait d’en découdre avec les hooligans adverses. Sans compter que ses alliés dans le banditisme l’ont sommé de choisir parce qu’ils ne voulaient pas avoir des ennuis judiciaires juste pour une bête histoire de baston de stade. Donc il a très vite choisi de se ranger du hooliganisme. Ce qui n’empêche pas qu’il soit resté pote avec plein de hooligans. Ne serait-ce que parce que, pour bouffer sur ses périodes de vaches maigres, il faisait la sécurité dans des bars qui étaient souvent les bars fétiches des hooligans.
Pour continuer là-dessus, les parcours d’entrepreneurs, certes dans une illégalité plus ou moins conséquente, de Zoulou ou de Gonzales cassent aussi cette image de hooligans décérébrés incapables d’autre chose que de se battre dans les stades ou se droguer et picoler.
Ce sont des gars tout sauf idiots, en effet, tu as raison. En fait, mon ressenti, c’est que les deux partagent une vocation. Ils ont, dès leur plus jeune âge, étudié le crime comme un gamin étudierait le corps humain parce qu’il rêve d’être médecin, par exemple. Très rapidement, ils se sont passionnés pour les armes ou les sports de combat. Se sont intéressés aux relations à tisser dans leurs quartiers pour monter des business. A quatorze ans, par exemple, Claude maniait des armes en tirant sur des animaux.
Donc ces gars ont une vocation très déterminée et qui mettent toute leur énergie pour parvenir à leurs fins. Et ils font une carrière réfléchie dans le banditisme comme toi ou moi ferions carrière dans un métier légal. Et donc ils entreprennent des combines d’une complexité extrême qui réclament beaucoup d’intelligence. Comme Zoulou qui a réussi à faire rentrer trois tonnes de cocaïne dans le port d’Anvers via des conteneurs réfrigérés de bananes affrétés par une société écran immatriculée au Venezuela. Ou comme Gonzales qui, par sa science du relationnel, réussit à mettre en place tout un écosystème qui assure la sécurité de ses bars à hôtesses et lui garantit de beaux revenus.
Ce qui est d’ailleurs intéressant, c’est de voir à quel point ils sont capables de faire preuve d’intelligence dans la mise en place de ce genre de combines. Mais ensuite de voir à quel point ils finissent aveuglés au point de ne plus être capable d’en sortir.
Une anecdote qu’on ne raconte pas dans le livre illustre bien cela. Quand on rencontre Zoulou, il est en liberté surveillée par bracelet électronique dans son appartement en attendant le jugement en appel de sa condamnation. Sauf que, tout en nous parlant, il échange par SMS pour faire rentrer cinq-cents grammes de coke. Alors qu’il a au-dessus de sa tête une épée de Damoclès sous la forme d’une peine de prison de dix-sept ans. Ça témoigne de leur jusqu’au boutisme.
Dans l’imaginaire collectif, le hooliganisme est souvent associé au racisme et à une idéologie d’extrême-droite. Dans le livre, vous racontez une anecdote d’un affrontement entre le BCS et des belges issus de l’immigration du Maghreb que beaucoup de médias ont plus ou moins présenté comme un affrontement communautaire alors qu’on a l’impression qu’il s’agit plus d’une escarmouche de bandes qui a mal tourné.
C’est à nuancer. Déjà parce que parler d’anecdote me paraît sous-estimer un problème qui a tout de même fini par un affrontement à quatre-cents contre quatre-cents, dans une commune barricadée et a fait l’objet d’un véritable état de siège policier pendant trois jours. On n’est donc pas sur une anecdote.
Par contre, Tu as raison de souligner qu’il n’y a pas de logique raciste dans cette histoire. La haine de ces gars et l’envie d’en découdre provient avant tout d’une logique de territoire. De la même manière qu’ils iraient castagner les hools du Standard de Liège si ces derniers venaient dans leur stade.
Pour en revenir à cette histoire, il faut garder en tête l’histoire sociale de la commune d’Anderlecht où beaucoup d’immigrés du Maghreb sont arrivés ces dernières décennies et qui se sont fatalement retrouvés dans les quartiers les plus défavorisés. Un quartier d’Anderlecht s’est donc retrouvé comme terrain d’affrontement entre deux bandes rivales. L’une étant issu de l’immigration maghrébine, particulièrement marocaine. L’autre étant constituée de hooligans du BCS dont les effectifs sont d’ailleurs multi-raciaux, même s’ils sont majoritairement blancs.
Donc en fait, ça part juste d’une embrouille de quartier à une station de métro où des ados qui trafiquent un peu en agressent d’autres qui s’avèrent être les fils des hooligans du BCS. Donc les gars se montent le bourrichon entre eux sur le thème « C’est notre quartier », comme ils se serait montés le bourrichon pour défendre leur stade face à une firm adverse. Et comme en plus ils sont beaucoup, on passe d’une réaction humaine, sinon excusable, au moins compréhensible, à plusieurs centaines de gars qui se chauffent entre eux pour monter une expédition punitive. Même chose dans le camp d’en face et on finit donc par une situation partie de pas grand-chose qui tourne à une bataille rangée dans les rues avec plusieurs centaines de protagonistes.
Le souci, c’est que les médias belges qui ont couvert cela l’ont dépeint comme des émeutes raciales. Or, ce n’est pas du tout le cas, c’est plus complexe.
Après, oui, parmi les plusieurs centaines de hooligans qui gravitent autour du BCS, certains ont des idées xénophobes ou d’extrême-droite. Mais ce n’est pas pour autant que c’est cela la raison de cette histoire. Et surtout, le BCS en tant que groupe ne s’est jamais constitué dans une volonté de défendre une idéologie politique, quelle qu’elle soit d’ailleurs. Pour eux, la vie, c’est vivre en bande, aller au stade ensemble, se battre ensemble, faire la fête ensemble, picoler ou se droguer ensemble. Et si possible, se faire un max de fric à l’occasion. Ils n’ont pas de croyance en un collectif plus grand que leur firm qui leur permettrait de développer une véritable idéologie.
Il y a quand même un personnage hors-normes dans le livre, c’est Xavier. Hors-normes parce qu’il casse tous les stéréotypes qu’on peut associer aux hooligans. Diplômé d’une des universités les plus prestigieuses de Belgique, polyglotte, passionné d’arts et de musées, cadre supérieur dans un grand groupe pendant quelques années…
C’est sûr qu’au regard de l’imagerie médiatique qui colle aux hooligans, et plus généralement aux supporters de foot, cela paraît impensable.
Mais au-delà du personnage hors-normes de Xavier, ce dont on s’est rendu compte en fréquentant ces gars, c’est qu’il existe une énorme diversité de profils sociologiques au sein de la firm. Il ne faut surtout pas croire qu’il n’y a que des paumés ou des marginaux.
Pour en revenir à Xavier, il nous a énormément marqué parce qu’on a passé beaucoup de temps avec lui étant donné que c’est l’un des deux leaders avec Stéphane*. Par ailleurs, dans la mesure où il a été quelques années journaliste, il connaît très bien le fonctionnement de la presse et les codes journalistiques, donc il nous suivait probablement un peu pour contrôler nos questions et les réponses qu’on nous donnait. Sans compter que c’est lui qui nous mettait en contact avec tous les autres, notamment certains néerlandophones qui ne parlent pas français comme Zoulou. De fait, c’est lui qui validait notre démarche.
Après, il faut reconnaître qu’on a développé une forme d’attachement pour le personnage. Parce que le type a un talent qui aurait pu lui permettre d’accéder sur la durée à une réussite professionnelle mais qui a été à chaque fois rattrapé par sa passion pour la violence en son for intérieur qui le met dans des situations hallucinantes et qui l’oblige à repartir de zéro.
Aujourd’hui, il est détective privé et on l’a vu se faire passer pour un fleuriste dans le but de choper un numéro de téléphone. Il est doté d’une inventivité inimaginable et se met dans des situations abracadabrantesques en permanence, ce qui le rend très drôle. Mais on l’a aussi vu écouter de l’opéra chez lui, visiter les musées des villes dont il avait affronté les hooligans la veille ou parler d’Alberto Moravia et de littérature italienne avec un antiquaire romain ultra de la Lazio. C’est vraiment un mec complexe.
Puis, là où il est intéressant, c’est qu’il voulait évidemment nous montrer le « patrimoine hooligan » du BCS, leurs faits d’armes, leurs bastons ou le fait d’être craint par les firms adverses. Mais qu’au-delà de ça, il est capable de te raconter des anecdotes marrantes qui vont te faire comprendre qu’il n’est pas un cliché sur pattes. Il raconte tout un tas d’histoires qu’il qualifie lui-même de carnavalesques. Il assume complètement le fait de retrouver dans des situations risibles lors de déplacements dans des pays improbables d’Europe de l’est, par exemple et le fait qu’un observateur extérieur puisse trouver ça comique. Il a beaucoup d’autodérision. C’est en cela qu’il est intéressant, selon nous.
Vous finissez le livre avec un chapitre traitant de ce qu’est devenu le hooliganisme aujourd’hui, à savoir se battre dans des forêts loin des stades avec des gants de boxe et des équipements de MMA. On a l’impression que personne ou presque au BCS ne cautionne cette évolution.
C’est vraiment la querelle des anciens et des modernes, adaptée au hooliganisme en 2020.
Pour les anciens, le hooliganisme, ça ne peut être que dans les stades ou ses abords immédiats avec des bastons rangées de plusieurs dizaines ou centaines de types.
Et là, il y a une mutation où l’on voit les mecs s’éloigner des stades et des regards, se préparer en faisant de la muscu ou des sports de combat, s’équiper avec des protections, codifier les affrontements en faisant même des catégories d’âge (sic), des vérifications des équipements de protection. Alors, certes, il leur est arrivé de participer, mais tu sens clairement que ça ne les intéresse pas.
Il y a juste une exception chez les anciens, c’est Luc* qui lui a pris ce virage et qui continue à se battre à 46 ans après avoir pourtant raccroché quelques années. Mais après, pour lui, le hooliganisme n’a jamais eu le côté culturel qu’il pouvait y avoir chez les autres : la picole, la drogue, la fête. Pour lui, le hooliganisme a toujours été une discipline plus ou moins ascétique comme un vrai sport.
Quand le film Hooligans de Lexi Alexander avec Elijah Wood était sorti au cinéma, il y avait eu beaucoup de critiques qui reprochaient au film de présenter les hooligans sous un jour trop héroïque avec une violence cachée au profit des histoires de fraternité. Vous ne cachez ni la violence, ni les activités criminelles dans le bouquin mais on a quand même l’impression que la fraternité est plus importante que la violence au sein du BCS.
L’un nourrit l’autre et vice-versa. Donc tu ne peux pas les décorréler. On a essayé de bien décortiquer le phénomène de surenchère dans la transgression que génère le groupe. Tu mets cinq mecs de vingt ou vingt-cinq piges un peu testostéronés qui commencent sur le thème « Moi je suis capable de faire ça, et toi ? », et cela génère un engrenage de surenchère. Et cette surenchère génère une prise de risques qui tisse des liens indéfectibles. On ne cherche pas à dire qu’ils sont plus héroïques ou plus violents, plus ci ou plus ça. C’est le même phénomène que les conneries que tu fais avec tes potes à quinze ans et dont tu rigoles aujourd’hui quand tu les recroise. Sauf que chez eux, le phénomène a duré jusqu’à cinquante ans, avec des conneries d’une toute autre échelle et un groupe de plusieurs centaines de membres. C’est éminemment humain comme dynamique de groupe.
*Hooligans d’Anderlecht ayant témoigné dans le livre.