A l’occasion de la parution de Foot, la machine à broyer, Livres de Foot a échangé avec l’auteur, Eric Champel.
Vous commencez le livre avec Tom Lartigue, ancien pensionnaire du centre de formation du TFC passé ensuite par ce qu’on pourrait qualifier de « second marché » du monde du football. Est-ce qu’on pourrait dire que son parcours est un archétype de ce que vous voulez dénoncer dans le livre ?
C’est exactement ça. En plus, il y a une anecdote qui donne un intérêt particulier à son parcours, c’est qu’il est de la même génération que Kylian Mbappé, qu’il se sont affrontés chez les jeunes, et qu’au cours d’un match, ils avaient tous les deux marqué. Donc, le côté miroir avec celui de la grande star actuelle du football donne un relief intéressant à son parcours. Entre d’un côté le joueur star sur la voie royale avec une ascension fulgurante et de l’autre, un joueur dans une précarité totale. Il fait des essais en Suisse, cherche des solutions, tente de se relancer dans le foot amateur à Carcassonne, se voit proposer des offres un peu effarantes… C’est le parcours type des laissés pour compte du foot professionnel. Ce qui est aussi symptomatique dans son parcours, c’est cette espèce de jusqu’au-boutisme qui consiste à refuser de s’avouer vaincu et à continuer d’essayer de faire carrière.
Un aspect aussi auquel vous vous intéressez est celui de la brutalité de certaines méthodes employées à la mise à l’écart de certains pensionnaires de centres de formation. On écarte ces joueurs sans les prévenir à l’avance, on les met de côté en cours de saison sans explication…
Ce sont des espèces de « lofts » comme l’on peut voir dans les effectifs pros, mais dans les centres de formations. Cette violence psychologique découle de la violence du système. Dans les années 80, 90, voire jusqu’au début des années 2000, on accompagnait un jeune vers le professionnalisme. On lui laissait du temps. Mais ce n’est plus le cas, parce que le modèle économique de la L1 a changé en étant énormément basé sur le trading de joueurs. Sans compter qu’il y a aujourd’hui la présence des clubs étrangers qui profitent du vide juridique pour signer des jeunes. Des fonds d’investissement qui placent de l’argent dans le football en espérant le faire fructifier avec cette méthode. Donc tout cela fait que les responsables de centres de formation et les éducateurs sont mis sous une pression énorme pour avoir des résultats et « produire » des joueurs. Et donc, ceux qui ne font pas l’affaire immédiatement, on s’en débarrasse. C’est tout le système qui est dans cette violence. Et ce côté business finit par se retrouver dans le monde amateur. Il y a un fait qui est symbolique, c’est le turn-over permanent chez les directeurs de centres de formation et les directeurs sportifs. C’est symptomatique de cette obligation de résultat permanente. Et ça se répercute sur les jeunes.
Vous expliquez comment certaines personnes essaient de profiter de ce marché parallèle en organisant des détections avec inscription payante dont on ne sait pas si elles peuvent déboucher sur quoi que ce soit. Ça m’a fait penser à ce qu’on peut trouver dans l’enseignement supérieur où certaines pseudos-écoles payantes vendent à des étudiants recalés ailleurs des diplômes sans valeur.
Ça fait partie du business qui s’est créé autour du foot chez les jeunes en leur vendant plus ou moins l’espoir de passer pros. Alors il y a certains aspects plus positifs, comme ces outils de travail, certes payants, dont peuvent bénéficier les jeunes sur la préparation physique, les statistiques… Mais de l’autre côté, il y a tout un business malsain qui s’est développé en profitant de la détresse de ces jeunes recalés du système. Je raconte notamment dans le livre une détection payante organisée en ile de France avec des joueurs de 19-20 ans. On leur fait miroiter la présence de recruteurs des clubs professionnels alors que n’importe qui dans le milieu sait qu’à cet âge-là, le train est déjà passé et que la possibilité de le rattraper tient du miracle. Et il y a aussi des clubs étrangers qui essaient de profiter de tout ce réseau de pseudo-agents pour venir faire leur marché en France sur des joueurs plus jeunes. Par ailleurs, le fait que les jeunes joueurs viennent souvent de banlieues populaires franciliennes participe à cela. On se retrouve avec des entourages qui ont tout intérêt à essayer de pousser au maximum à la réussite sportive dans l’espoir de faire ruisseler la réussite financière qui en découle. C’est pour ça que je parle de machine à broyer. C’est le choc entre le monde du rêve sportif chez ces gamins et celui de l’industrie du sport business.
Un autre problème dont vous parlez, c’est le fait que ces jeunes qui se retrouvent décrochés du monde du foot ont souvent aussi décroché du système scolaire.
Le problème, c’est qu’on se trouve souvent face à des jeunes dont la seule perspective de réussite sociale consiste à devenir footballeur professionnel, quel que soit le niveau. Et donc on se retrouve avec des jeunes dont les entourages les incitent fortement à se consacrer au maximum au football. Et en cas d’échec, l’absence de cursus scolaire correct se fait ressentir durement.
Un autre aspect assez méconnu de la vie de ces recalés, c’est le fait que certains se retrouvent dans des clubs professionnels de pays mineurs, notamment les pays de l’Est, où ils se retrouvent souvent à la merci de championnats truqués par les parieurs clandestins.
C’est assez bien expliqué par Danielle Giuffrè, une enquêtrice italienne d’Interpol que j’ai pu contacter. Christophe Bellus, le joueur que j’interviewe dans le livre après son passage en Lituanie est assez honnête de ce point de vue en expliquant que la seule chose qu’il a vue, c’est que ce club lituanien lui offrait un contrat professionnel. Mais il n’a pas vu qu’il mettait les pieds dans un club dont les matchs étaient quasi certainement manipulés. Je suis certain que lui n’y était pour rien, mais il suffit de corrompre trois ou quatre joueurs sur des postes clés pour arriver à changer un résultat. Je ne crois pas que ces joueurs soient dans le déni. Mais il y a une forme de naïveté qui leur fait un peu négliger de tout regarder avant de s’engager dans ces clubs-là.
Vous parlez aussi de ces « usines à champions » du monde amateur qui se sont fait une spécialité de recruter les très jeunes prodiges et de les placer dans les clubs professionnels en espérant les retours financiers que ça permettra ensuite quand le joueur sera transféré. Vous prenez l’exemple du FC Montfermeil, pour expliquer ce système. N’est-ce pas un dévoiement de la logique de départ que de fonctionner comme ça ?
Exactement. Je crois surtout qu’il faudrait arriver à hiérarchiser plus franchement le monde amateur. Entre un club comme Montfermeil qui arrive à envoyer plein de jeunes dans le monde pro et des clubs de quartier dont la vocation est plus sociale, il n’y a pas de commune mesure. Ces clubs-là devraient donc bénéficier d’un véritable statut intermédiaire entre le monde amateur pur et le monde professionnel avec une véritable mission sociale. Ils pourraient notamment devenir de véritables passerelles avec le monde de l’entreprise par exemple en accompagnant les jeunes avec des éducateurs bénéficiant d’une formation adéquate, d’un véritable statut et qui seraient des accompagnateurs. Cela permettrait à ces jeunes de mettre un pied dans la vie active qui leur éviterait d’être démunis en cas d’échec dans le foot pro. Il faudrait notamment que ce sujet soit mis sur la table lors de la prochaine campagne électorale pour la présidence de la FFF. Sur la liste de Noël Le Graët, il y a notamment Jamel Sandjak, président de la ligue de Paris Île-de-France dont on peut penser qu’il connaît ces problèmes.
Après, concernant Montfermeil à proprement parler, leur président m’a appelé et m’a bien expliqué que les comptes étaient certifiés, qu’il y avait des assemblées générales pour voir comment était utilisé l’argent rapporté… Je n’en doute pas. J’essaie juste d’expliquer la différence entre des clubs moins compétitifs et des clubs d’élite chez les jeunes.
Est-ce que vous ne pensez pas que mutualiser au niveau de la fédération les indemnités de formation versées par les clubs pros serait un bon moyen de faire cesser cette compétition acharnée dans les catégories de jeunes ?
Ca, c’est la théorie. Sauf qu’outre la guerre entre les clubs pros français pour se piquer les jeunes, il y a l’arrivée des clubs étrangers qui profitent d’un vide juridique. Donc on ne peut pas régler cette affaire à l’échelle française. Quand des jeunes quittent un centre de formation français pour passer professionnels dans un grand club étranger, ils bénéficient de ce vide juridique. Donc la question derrière tout ça, c’est comment faire pour protéger la formation française qui se fait piller. Donc on se trouve dans une situation où les clubs professionnels pillent les clubs amateurs qui essaient tout de même de récupérer les indemnités de formation que les pros leur doivent. Et les clubs pros français sont pillés par les clubs étrangers qui viennent chercher les jeunes joueurs à la sortie des centres de formation au moment de la signature du premier contrat pro. Alors certains joueurs font l’effort de signer dans leur club formateur et de prolonger leur contrat ensuite pour permettre à leur club formateur de toucher de l’argent. Je sais qu’en son temps, ça avait été le cas de Laurent Blanc, notamment. Mais ce n’est en rien obligatoire et c’est un gros problème.
Vous parlez de ce vide juridique qui n’oblige pas un joueur à signer son premier contrat pro dans son club formateur. Alors que les conséquences de l’arrêt Bosman ont été largement documentées dans la presse. Est-ce que ce vide juridique, confirmé par un arrêt de la Cour européenne de justice dans le litige opposant Olivier Bernard à l’Olympique Lyonnais, n’est pas au moins aussi important alors qu’on en parle beaucoup moins ?
Exactement. Et c’est vrai que le décalage est surprenant entre tout ce qui a été dit et écrit sur l’arrêt Bosman et cet arrêt qui laisse pourtant la ligue et les clubs tout autant démunis. Dans le livre, je raconte comment Jacques Rousselot (ancien président de l’AS Nancy Lorraine, ndlr) a écrit à la ligue et que cette dernière lui répond gentiment qu’il peut toujours refuser le transfert alors qu’ils savent très bien que dans les faits, c’est compliqué.
Donc la question qui se pose, à plus forte raison avec la crise du covid et les pertes financières générées par la défection de Mediapro, c’est de savoir comment on réinvente la formation à la française, en y associant les clubs amateurs. Parce que cela génère un monde amateur à plusieurs vitesses. Avec le risque de perturber la mission première du monde amateur qui est d’accompagner les jeunes.
Vous consacrez un chapitre entier au modèle économique du LOSC basé sur le trading de joueurs. On sait pourtant que certains gros clubs européens ont bâti leur économie sur ce modèle, comme l’Ajax Amsterdam. Où pose-t-on la limite entre un modèle de trading vertueux ou non ?
Le souci avec Lille, c’est déjà le montage financier mis en place par Gérard Lopez pour acquérir le club. Dans le sens où il achète ce club à crédit et où le trading joueurs lui permet ensuite de payer les crédits contractés.
L’Ajax, c’est différent. Il doit faire face à la mutation actuelle du football avec une fortune concentrée dans un tout petit nombre de clubs. Et la réforme de la ligue des champions ne fait qu’accroître ça. Donc le club se retrouve face à des clubs beaucoup plus riches que lui contre lesquels il ne peut lutter pour garder ses joueurs. L’Ajax, malgré son prestige, n’est plus aujourd’hui ce club qui pouvait jouer la victoire finale en coupe d’Europe tous les ans. Et le côté « académie du beau jeu » qui a fait la réputation, non sans raison, de l’Ajax, en fait un modèle de formation dont les joueurs sont prisés sur le marché.
En gros, là où le projet du LOSC de Gérard Lopez était clairement basé sur le trading de joueurs, l’Ajax est surtout impacté par une réalité économique dont il essaie de tirer des bénéfices quand il le peut.
Il y a quelques mois, nous avions interrogé le journaliste Basile de Bure pour son livre Deux pieds sur terre. Il nous avait raconté qu’au départ, les jeunes U15 du Red Star avaient du mal à se livrer à lui, parce qu’il sont habitués à être sollicités sans arrêt par des adultes dès l’âge de onze ans. N’est-ce pas révélateur de cette jungle des agents (plus ou moins honnêtes) que vous décrivez dans le livre ?
C’est cela. Il ne faut pas oublier qu’une large part de ces jeunes proviennent de quartiers difficiles sur le plan social et qu’ils peuvent être sollicités sans arrêt par des membres de leur entourage, parce que la réussite attire des convoitises. Et c’est là où les clubs ont un véritable rôle social à jouer pour aider ces jeunes. Et ce rôle est souvent sous-estimé et sous-exploité.
Un dernier point que vous évoquez dans le livre et dont on parle peu concernant les joueurs exclus du circuit, c’est qu’on joue aussi énormément avec leur santé.
C’est encore une conséquence de cette logique où l’on a plus le temps. Il y a une obligation de résultat à court terme à cause des intérêts financiers. De nombreux anciens joueurs des années 80 comme Yannick Stopyra m’expliquent que de leur temps, on leur laissait apprendre leur métier. Aujourd’hui, on demande de gagner dans toutes les catégories d’âge, d’avoir des résultats en permanence. Et ça pousse les éducateurs à faire parfois jouer les jeunes même blessés.
Propos recueillis par Didier Guibelin