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ITW – Manuel Schotté présente « La valeur du footballeur »

Votre avis sur ce livre ?

Pour la sortie du livre La valeur du footballeur, LDF a recueilli les propos de Manuel Schotté, l’auteur de livre.

 

Livres de foot : La première chose que vous faites dans le livre, c’est de rappeler que, contrairement à une croyance largement répandue dans l’opinion publique, l’importance donnée au football n’est pas innée. Vous faites un gros retour historique jusqu’aux débuts du jeu pour montrer à quel point cela n’a pas toujours été de soi.

Manuel Schotté : Tout à fait. Un des partis pris forts du livre c’est d’inscrire les choses dans la durée. Quand on évolue dans une société comme la nôtre, le football est omniprésent. Et cela nous paraît tellement évident que l’on ne s’étonne plus de cette situation. Et le recours à l’histoire, en montrant que cela n’a pas toujours été le cas, fait ressortir ce que la situation actuelle peut avoir d’étonnant. Et donc le projet du livre, au-delà de la mise à jour de l’étonnement, c’est aussi d’aller chercher dans l’histoire l’explication de la situation actuelle, à travers les processus qui ont fait ce que le football est devenu ce qu’il est aujourd’hui. C’est-à-dire un spectacle de masse, celui qui réunit les plus grandes audiences, notamment lors des grandes compétitions internationales. Comment on passe d’une situation comme celle de la France au début du vingtième siècle, où il s’agit d’un loisir assez secondaire, à ce qui est le cas aujourd’hui où il est devenu un spectacle omniprésent.

 

LDF : Dans cette perspective historique, vous consacrez un long passage du livre à la naissance des institutions qui régissent le football. La Football Association en Angleterre qui fût la première, puis la FIFA au niveau international, la FFF en France… C’est quelque chose que vous considérez comme vraiment important dans le déroulement de l’histoire ?

MS : Oui, en effet. Ça vaut pour le football mais aussi pour les autres pratiques sportives. C’est un élément fondateur et structurant dans la définition même du sport et notamment du football : l’existence d’une institution qui soit garante du jeu, de ses règles et de son calendrier. C’est une institution qui a le monopole dans la définition de ce qu’est le jeu. Mais aussi dans l’organisation des compétitions et dans la délivrance des titres sportifs. Et s’agissant du football, c’est un des sports dans lesquels cette structuration fédérale se met le plus rapidement en place, au plan national comme international. Ce qui fait qu’assez rapidement ce sport se voit doté d’une architecture compétitive, à l’échelle nationale puis internationale, qui font que, quelque part, tous les compétiteurs du monde sont reliés entre eux. Le gamin qui joue au Chili, celui qui joue en Afrique du Sud ou celui qui joue au Japon sont tous les trois reliés par cette architecture compétitive qui fait qu’ils pourront monter des échelons de niveau s’ils progressent, pourront possiblement intégrer une équipe nationale et éventuellement se disputer le titre de champion du monde lors d’une coupe du monde. Et ça me paraît tout à fait important. Car le sport en général, et le foot en particulier, est le seul univers où l’on peut trouver des règles uniformisées à l’échelle mondiales. La conduite automobile, par exemple, ne possède pas de réglementation identique à l’échelle mondiale.

Et la présence, très rapide dans l’histoire par rapport à d’autres sports, d’une instance centrale qui définit ce qu’est le jeu est une des raisons de cette universalité et donc de l’importance qu’il a prise dans la vie des gens. D’ailleurs, au passage, cette structuration a été plus lente dans d’autres sports, mais elle n’existe même toujours pas dans certains, pourtant très médiatiques. En boxe professionnelle, par exemple, il existe plusieurs fédérations délivrant chacune un titre de champion du monde. Ce qui entache fortement la lisibilité des compétitions et des palmarès pour le passionné. Quand, dans la même catégorie de poids, il existe plusieurs champions du monde, il est difficile de savoir lequel est le plus légitime. En football, il n’y a pas de débat. Les compétitions les plus prestigieuses sont la ligue des champions pour le football de clubs et la coupe du monde pour le football de sélections nationales. Parce que les fédérations sont uniques sur le plan international.

LDF : Vous évoquez aussi un autre élément historique intéressant, c’est le fait que, structurellement, les clubs professionnels sont déficitaires sur le plan financier quasiment dès les débuts du foot professionnel au début du vingtième siècle. Et ce alors que, dans l’opinion publique, l’argent qui coule dans le football est vu comme un phénomène assez récent.

MS : On a évoqué dans votre question précédente le rôle des fédérations, nationales et internationales, dans le développement du football. Mais il faut aussi évoquer un autre acteur très important, ce sont ceux qui vont investir, qui vont créer ou financer des clubs. Et on voit apparaître très rapidement un phénomène, c’est le fait que ces investisseurs ne le font que très rarement dans une logique de rentabilité économique. L’un des premiers grands clubs pros en France fût le FC Sochaux dans les années trente. Ce club appartient aux usines Peugeot. Et quand les dirigeants de l’entreprise investissent dans ce club, il n’y a aucune notion de rentabilité économique qui rentre en ligne de compte. Ce qui est recherché, c’est autre chose. Cet autre chose, ça peut être une publicité indirecte, en offrant de la visibilité aux usines et aux automobiles Peugeot. Ça peut être un moyen d’offrir un spectacle aux ouvriers de la firme qui s’inscrit dans une forme de paternalisme patronal à travers lequel il est possible de contrôler la population ouvrière. Donc les premiers dirigeants, notamment industriels, qui investissent dans le football, ne le font pas du tout dans une optique de retour sur investissement économique. Ils acceptent même d’investir à perte, si l’on s’en tient à une vision purement économique du club.

Et ce modèle n’a, jusqu’à présent, quasiment jamais été remis en cause. Alors on trouve parfois des clubs bénéficiaires. Mais c’est assez rarement sur la durée. Ce ne sont souvent que sur des périodes d’une ou plusieurs saisons. Alors ces investisseurs sont importants, parce que, de par leur investissement, ils permettent de recruter des joueurs qui peuvent se professionnaliser. Et qui, donc, progressent puisqu’ils consacrent tout leur temps et leur énergie à ça. L’enjeu des clubs n’est donc pas d’être rentable comme une entreprise lambda, mais de gagner des matches et des titres. Et dans cette optique-là, l’argent est un moyen. Parce qu’il permet d’attirer ou de retenir des joueurs, et donc d’améliorer ou de maintenir la compétitivité d’une équipe.

 

LDF : Vous consacrez aussi un chapitre à la sociologie des présidents de clubs. Où vous expliquez qu’il s’agit souvent de chefs d’entreprises ou de notables locaux. Ne pensez-vous pas que si vous refaisiez la même étude dans une trentaine d’années, la sociologie des présidents du football pro changerait sensiblement ? Dans la mesure où il y a aujourd’hui beaucoup d’investisseurs étrangers qui nomment des gestionnaires à la présidence, souvent étrangers eux-aussi d’ailleurs.

MS : Difficile de se projeter dans l’avenir. Mais effectivement, ce qui est sûr, c’est que tendanciellement, il y a un accroissement des ressources notamment économiques, mais pas seulement, qu’il faut posséder pour être à la tête d’un club professionnel. Ça a été le cas des années soixante à nos jours. Et on peut raisonnablement faire l’hypothèse que ça va se poursuivre.

Alors, comme vous le disiez, sur une période allant des années soixante aux années quatre-vingt-dix incluses, le profil dominant voire exclusif des présidents de clubs, ce sont des patrons d’envergure locale. Donc pas de grandes fortunes à l’échelle nationale. Un bon indicateur de cette situation, c’est de remarquer qu’on ne trouve que très peu de présidents de clubs dans ce bottin mondain qu’est le Who’s who. Ce sont plutôt des entrepreneurs locaux, issus plutôt de milieux populaires avec des parents petits commerçants, et qui n’ont eux-mêmes pas fait de grandes études. C’est donc une élite atypique au regard du profil des élites françaises qui sont souvent diplômées et issues de grandes familles. On peut d’ailleurs considérer, pour faire le lien avec votre question précédente, qu’ils investissent dans le football dans un but d’accès à la notabilité. C’est le profil dominant sur la période que j’évoque, mais qui existe encore aujourd’hui. On peut penser aux présidents d’Auxerre, de Troyes ou d’Angers. Néanmoins, à la toute fin des années quatre-vingt-dix et après, est arrivé un nouveau profil de dirigeants, plus dotés. Plus dotés économiquement, plus diplômés… Et qui sont déjà dans le Who’s who au moment où ils reprennent le club.

Et c’est intéressant à plus d’un titre. D’abord parce que le fait que ce type d’élites investissent dans le football dénote que le football a pris de l’importance pour eux. Mais inversement, le fait que ces élites-là s’investissent dans le football contribue à en faire aussi un enjeu plus important.

 

LDF : Vous évoquez l’histoire de la lutte pour le contrat à durée déterminée ou contrat à temps chez les footballeurs. Ce qui, là aussi, a fini par sonner comme une évidence quand on lit la presse sportive, mais qui n’a pas toujours été de soi.

MS : C’est quelque chose que je trouve vraiment intéressant quand on reprend l’histoire du foot. Si on remonte en arrière, le football devient officiellement professionnel en France dans les années trente. Ça ne signifie pas qu’il n’y avait pas d’argent qui circulait dans le football sans que cela ne se sache. Avec des joueurs gagnant, totalement ou partiellement, leur vie grâce au football. On estime que c’était le cas depuis les années vingt. Mais le fait que ces joueurs étaient officiellement amateurs signifiait concrètement que leurs clubs n’avaient aucun droit sur eux puisqu’ils n’étaient pas officiellement leurs employeurs. Donc les présidents de clubs étaient à la merci de voir des joueurs partir chez un concurrent, parfois même en pleine saison. Et tout ça se faisait de manière souterraine. Et le passage au professionnalisme a permis aux clubs de prendre le contrôle. C’est-à-dire qu’ils ont officialisé le statut de salarié des joueurs, mais qu’en échange ils ont pu exiger d’eux des contreparties contractuelles. Ces contreparties portant, entre autres, sur le fait de ne pas changer d’employeur sans conséquence. Et ce contrat était « à vie », puisqu’il était valable jusqu’aux trente-cinq ans du joueur. Avec impossibilité de renégocier ses conditions salariales et de changer de club pour offrir ses services à un employeur qui le paierait mieux. Et ce alors que les clubs pouvaient transférer les joueurs (même si on disait muter, à l’époque) sans leur accord. Ce qui était une situation tout à fait atypique au regard du droit du travail.

Tout cela a conduit à la création d’un syndicat des joueurs juste avant la seconde guerre mondiale. Mais ça échoue. Car le principal porteur du projet, qui était un international français du nom de Jacques Mairesse, décède pendant la guerre. Sans compter qu’il était compliqué de se syndiquer sous l’occupation. Donc le projet capote. Une deuxième tentative réussit au début des années soixante avec la création de l’Union Nationale des Footballeurs Professionnels (ou UNFP) qui existe toujours aujourd’hui. Et c’est un projet intéressant car il est porté par des élites footballistiques. Eugène Njo Léa, joueurs camerounais, et grand attaquant de Saint-Etienne, et Just Fontaine qui sort tout juste de la coupe du monde 1958 où la France a atteint les demi-finales et au cours de laquelle il a battu son célèbre record de treize buts en un seul mondial. Et l’un des mots d’ordre à la création de ce syndicat, c’est de mettre fin à ce contrat à vie et d’accéder au contrat à temps. Ce qui peut paraître assez étonnant dans la mesure où un salarié lambda a plutôt tendance à rechercher un CDI plutôt qu’un CDD. Mais le contrat des joueurs était un contrat qui les privait de liberté contractuelle, c’est-à-dire de la possibilité de renégocier les termes d’un contrat ou de s’engager avec un club plus offrant sur le salaire. Comme un salarié classique peut démissionner de son emploi si on lui en propose un mieux rémunéré.

Et ce fût une lutte assez longue puisqu’elle a duré une dizaine d’années avec des soubresauts. Et un des temps forts fût la période allant de 1961 à 1964 environ. Avec des articles de presse restés célèbre sur ce sujet. Un signé directement de la main de Just Fontaine et un autre de Raymond Kopa, la vedette française du moment. Et les deux n’hésitaient pas à qualifier les footballeurs d’esclaves. Alors évidemment, vu de notre époque, il ne viendrait à personne l’idée de qualifier d’esclaves des joueurs comme Mbappé ou Benzema. Alors que Fontaine et Kopa étaient, au moins sur le plan sportif, leurs équivalents de l’époque. Et ils décrivaient pourtant une situation assez juste en expliquant leur absence de liberté contractuelle. Et cette lutte débouche sur l’officialisation du contrat à temps en 1973. Il y avait déjà eu une première tentative en 1969. Mais les présidents de clubs avaient réussi à le contourner assez rapidement, au point de déclencher une grève des joueurs en décembre 1972. Grève qui avait abouti à ce que, sur les dix matches de première division devant se tenir ce week-end-là, cinq n’avaient pas eu lieu, trois s’étaient joués avec les équipes réserves et seulement deux s’étaient disputés normalement. Ce mouvement avait eu un retentissement important et avait conduit les présidents de clubs à céder. D’autant plus que les joueurs avaient le soutien des pouvoirs publics puisque leur situation était contraire au droit du travail. Et aujourd’hui les joueurs bénéficient encore de cette lutte.

Un dernier élément à ce sujet. C’est que ce type de contrat « à vie » était assez généralisé dans le football. Et c’est en France qu’il fût remis en cause pour la première fois.

 

LDF : Vous avez parlé des articles signés Kopa et Fontaine sur ce sujet. Il y a quelque chose de surprenant quand on voit ça depuis notre époque, c’est de voir à quel point les footballeurs étaient soutenus par la presse dans leur combat. Alors qu’aujourd’hui, les luttes des footballeurs, même quand elles sont justifiées, sont souvent raillées par la presse et l’opinion publique.

MS : Elle est soutenue en grande partie parce que beaucoup de journalistes sont très opposés aux dirigeants de l’époque. On peut notamment citer dans ce cas le nom de Jacques Ferran, plume historique de l’Equipe et France football qui fût aussi l’un des journalistes à l’origine de la création de la coupe d’Europe des clubs champions. Beaucoup de dirigeants sont considérés par la presse de sport comme incapables de mener diverses réformes au niveau fédéral. Et donc cela permet aux footballeurs impliqués dans cette lutte d’obtenir une visibilité de leur cause, ce qui est très important pour eux. Les sociologues qui travaillent sur la sociologie des mobilisations expliquent que l’une des principales difficultés pour les tenants d’une cause est toujours de la rendre visible. Et dans ce cas, la visibilité est double. Parce que les footballeurs sont des personnages médiatiques, et parce que la presse se fait l’écho de leur mobilisation. Et ce qui est intéressant aussi, c’est qu’ils ont aussi le soutien du secrétariat d’état aux sports qui, lui aussi, est en conflit contre les dirigeants fédéraux du football. D’autant plus que, le contrat à vie des gens étant contraire au droit du travail, le gouvernement ne peut que soutenir une mobilisation visant à remettre une situation en conformité avec la loi.

 

LDF : L’obtention du contrat à temps va aussi générer la naissance d’un autre phénomène qui paraît banal aujourd’hui tant il est rentré dans les mœurs, c’est le principe des transferts avec indemnité.

MS : Il y avait déjà des joueurs qui changeaient de clubs, tout de même. Mais cela se faisait sans l’accord des joueurs concernés. Je cite d’ailleurs dans le livre une interview de Michel Hidalgo qui raconte qu’il a appris son transfert du Havre à Reims de la bouche de son adjudant, qui l’avait lu dans l’Equipe, puisqu’il effectuait son service militaire à cette époque. On se trouve donc dans le cas d’un journal qui est au courant de la future destination d’un joueur avant même que le joueur concerné n’en soit informé.

A partir de l’apparition du contrat à temps, le joueur retrouve sa liberté contractuelle, car il est libre de changer de club sans demander d’autorisation une fois que son contrat est achevé. Et les dirigeants de clubs sont évidemment horrifiés par cette situation qui les prive d’une partie de leur autorité sur les joueurs puisque ceux-ci ne leur doivent plus rien à l’issue de leur contrat. Et c’est pour ça que les clubs mettent en place le système des transferts payants. Parce que le joueur devient un actif inscrit au bilan comptable d’un club. Actif comptable que les clubs peuvent vendre ou acheter, selon la formule consacrée, comme ils le désirent tant que le contrat du joueur est en cours. Et se met donc en place ce marché des transferts dont on entend beaucoup parler aujourd’hui. Mais on oublie de s’étonner de l’existence même du système de transferts qui est pourtant impensable dans d’autres contextes.

Tout cela place les footballeurs dans une situation assez particulière. Ils sont, pour une partie d’entre eux, très bien payés. Mais en contrepartie, ils sont dans une situation d’assujetissement puisque propriété de leur club. Ils ne peuvent pas démissionner comme un salarié classique, par exemple.

 

LDF : Vous revenez aussi sur une autre cause défendue dans le monde du football, c’est le fait que les dirigeants se sont mobilisés pour faire reconnaître la spécificité sportive, notamment devant l’union européenne.

MS : Cela peut paraître être un enjeu anecdotique qui se limiterait à une bataille de mots. Pourquoi faire reconnaître ce critère de spécificité sportive ? Pour bien comprendre ce que cela représente, il faut revenir un peu en arrière.

Comme je le disais tout à l’heure, les fédérations ont conquis un monople dans la gestion des affaires du football. Et ce monopole s’étend sur un panel très large. Par exemple, pendant longtemps, les clubs n’étaient autorisés par la FFF à ne faire jouer que trois joueurs étrangers par équipe. C’était un règlement fédéral qui imposait ça. Mais ce règlement fédéral était contraire au droit européen qui, depuis le traité de Rome, autorise la libre circulation des travailleurs issus de la communauté européenne. En 1995, l’arrêt Bosman rend caduque ce règlement et oblige les fédérations à se mettre en conformité avec le droit européen. Du point de vue de la FIFA et l’UEFA, qui étaient les autorités supérieures des fédérations nationales concernées, c’est un grand danger. Car cela signifie que les pouvoirs publics ont encore la possibilité de remettre en cause leurs règlements. Et à partir de là, leur lutte pour conserver la possibilité de mettre en place leur propre règlementation, va franchir un palier supplémentaire. Cette lutte existait déjà avant l’arrêt Bosman. Mais c’est à partir de cette date que les dirigeants du football européen et mondial vont investir le champ politique, notamment européen, essayant de faire valoir et faire reconnaître cette spécificité du sport dans le droit. Pourquoi cela ? Parce que cette spécificité peut permettre aux fédérations de disposer de droits d’exception pour éditer ses propres règlements. C’est donc un enjeu important pour ces fédérations de faire reconnaître cette spécificité.

Pour prendre un exemple actuel, on peut prendre l’idée de la création d’une super ligue. Car les dirigeants partisans de la création de cette compétition ont déposé un recours devant la justice européenne. En indiquant que l’interdiction qui leur a été imposée par l’UEFA est illégale car contrevenant à la liberté d’entreprendre et à l’interdiction de monopoles. Le jugement définitif n’a pas été rendu. Mais un avis consultatif a été rendu le 15 décembre, dans un anonymat médiatique important car en pleine coupe du monde. Et cet avis consultatif dit, en caricaturant un peu, que l’UEFA a le droit d’interdire cette compétition au nom de la spécificité du sport. Et les avis définitifs suivent quasi systématiquement les avis consultatifs. Donc on comprend comment cette bataille de mots, qui peut paraître très secondaire au premier abord, a des effets très concrets. Parce que c’est autour de ce terme de spécificité sportive et du sens que l’on peut lui donner que se joue aujourd’hui l’argumentaire de l’existence potentielle d’une super ligue.

 

LDF : On en vient donc à l’arrêt Bosman que vous venez d’évoquer. Qui est probablement, dans le livre, le sujet sur lequel vous battez le plus en brèche une idée reçue, à savoir celle selon laquelle cet arrêt serait la cause de toutes les dérives financières, notamment salariales, du football actuel. Et vous, vous expliquez que les transformations en question étaient déjà en cours avant l’arrêt Bosman. Et que l’on peut le qualifier, tout au plus, d’accélérateur.

MS : Il y a deux éléments à prendre en compte. Tout d’abord on dit que l’arrêt Bosman serait une révolution qui aurait transformé l’économie du football. Pourtant, quand on regarde les courbes d’évolution des salaires ou du montant des transferts, il n’y a pas d’inflexion majeure après 1995. Et finalement, ces tendances à la hausse étaient antérieures à l’arrêt et dataient des années quatre-vingts qui, elles, ont connu un vrai coup d’accélérateur. Et comme vous l’avez dit, l’arrêt Bosman ne fait qu’accompagner une tendance de fond déjà présente.

Le deuxième aspect, c’est de savoir pourquoi ces évolutions dont il n’est que partiellement responsable ont été rétrospectivement attribuées à l’arrêt Bosman. Il me semble qu’il est surtout devenu une sorte de symbole d’un ensemble d’évolutions comme la marchandisation, la libéralisation et l’internationalisation. Et que l’on résume ça en terme « d’effet Bosman » et que c’est devenu une sorte de raccourci pour désigner toute une série d’évolutions indéniables qu’a connu le football depuis les années quatre-vingts.

Néanmoins, il me semble que faire de l’arrêt Bosman la cause de toute ces évolutions n’est sans doute pas neutre. Pourquoi ? Et bien dans une logique de pouvoir fédéral. L’arrêt Bosman a surtout été perçu comme un problème, voire une catastrophe, par les dirigeants fédéraux. Parce que pour eux, c’est comme je le disais tout à l’heure, une remise en cause de leur prééminence dans la gestion des affaires sportives. Et donc, attribuer toutes les transformations du football à l’arrêt Bosman est une façon implicite de dire que plus rien ne va dès que l’encadrement des affaires du football n’est plus du ressort exclusif des fédérations. Voilà pourquoi, en revenant dans le détail des faits, j’essaie de revisiter cette décision de justice et l’analyse que l’on fait de ses conséquences

 

LDF : Vous essayez d’analyser l’évolution du rapport du football à la culture et le fait qu’on est passé, dans le monde culturel, du dénigrement total à une forme de respect. Vous évoquez notamment le magazine So Foot qui est un magazine qui prend le positionnement d’essayer de rester dans une vraie démarche journalistique tout en ayant un regard culturel sur le football. Et vous expliquez en quoi cette tendance récente n’est pas si naturelle qu’on pourrait le penser.

MS : L’évolution du statut culturel est un sujet que je trouve très important. Si on revient sur des sujets que l’on a déjà évoqués ensemble, l’évolution du football a longtemps été portée par de petits patrons privinciaux. De fait le football est loin de ce qu’en sociologie on appelle les cercles de la légitimité culturelle. Ces cercles sont majoritairement parisiens et Paris a longtemps été une ville sans club majeur de football. Et les milieux culturels ont longtemps eu tendance à dénigrer la pratique footbalistique. Car c’était une pratique populaire qui était beaucoup moins noble que d’autres pratiques culturelles mais aussi que d’autres pratiques sportives. Et, de fait, on peut se poser la question de savoir ce qu’est devenu aujourd’hui le statut culturel du foot.

Et ce statut est très ambigu. Comme je le disais au début, le football est le spectacle qui suscite les plus grandes audiences télévisées, notamment les matchs de l’équipe de France. Mais il n’a pas une légitimité culturelle importante. Un exemple qui illustre bien cela, c’est la place que l’on donne au football en milieu scolaire. L’éducation physique et sportive est obligatoire pour tous les élèves de la sixième à la terminale. Pourtant quand on regarde la place du football dans l’enseignement d’EPS, elle est assez mineure. Il n’arrive qu’en septième place des sports les plus utilisés par les enseignants d’EPS. De même quand les intellectuels parlent du football. Dans le livre, je cite un ouvrage de Jean-Philippe Toussaint, qui est un romancier publié aux éditions de minuit. Et en exergue du livre, il cite une phrase : « Voici un livre qui ne plaira à personne. Ni aux intellectuels, qui ne s’intéressent pas au football. Ni aux amateurs de football qui le trouveront trop intellectuel. » C’est-à-dire que l’auteur défend l’idée d’une rupture irréconciliable entre le football et la culture légitime. Sauf qu’on peut d’une certaine façon critiquer ça. Parce que le fait qu’un écrivain publié par une grande maison d’édition écrive et publie un livre sur le football traduit justement une forme d’intérêt des intellectuels pour le football. Et ce que vous évoquiez à propos de So Foot traduit très bien cette ambiguité. Certes, c’est un des magazines sportifs les plus intéressants. Mais une partie du succès de So Foot tient au fait qu’on y parle sérieusement de football, mais sans jamais se départir d’une certaine ironie. Sans jamais d’une certaine drolerie et d’un regard décalé. On ne trouve pas ça dans les magazines traitant de littérature ou de cinéma. On peut avouer son amour immodéré du cinéma ou de la littérature sans devoir se justifier. Pour le football, on ne peut le traiter sérieusement qu’en montrant une certaine distance et un certain recul par rapport à la pratique. Et ça me semble très bien traduire ce statut culturel particulier du football.

 

LDF : Vous parlez dans le livre du fait que le football est le sport le plus suivi. Et vous avez interrogé des spectateurs ou téléspectateurs de football qui vous disent, en gros : « Tout le monde y va, donc je suis. » Et vous expliquez que c’est le seul sport à avoir réussi à fédérer une masse critique populaire suffisamment importante pour entraîner tout le reste de la population. Un des faits qui illustrent bien cela, c’est le fait que le mondial au Qatar a fait des cartons d’audience alors que les appels au boycott étaient pourtant légion et assez suivis au début du mondial.

MS : Une des hypothèses que je faisais avant le mondial, c’était justement le fait que les appels au boycott seraient difficiles à tenir si l’équipe de France faisait un grand parcours. Et ça s’est confirmé.

Pour revenir au fond de votre question, il y a vraiment quelque chose d’intéressant à étudier. C’est le contraste entre le nombre d’amateurs réguliers de football. Que l’on peut par exemple repérer par le nombre de spectateurs dans les stades de ligue 1. C’est un indicateur imparfait mais intéressant. Et d’autre part les audiences générées par les grands matchs de l’équipe de France, notamment dans les derniers tours d’une grande compétition internationale. Et où l’on constate que le nombre de téléspectateurs est décuplé. On peut donc raisonnablement penser que les vingt-cinq millions de téléspectateurs de la finale du mondial ne sont pas tous des amateurs réguliers de football. Du coup il faut comprendre pourquoi ces gens qui ne s’intéressent peu ou pas au football d’ordinaire finissent par se retrouver enrôlés par la puissance de l’évènement. De fait ça permet de documenter un fait qui a donné son nom à un titre de chapitre « Il n’y a pas besoin d’aimer le football pour le regarder. » De fait, il y a évidemment de grands amateurs de football. Mais il y aussi, lorsque l’équipe de France masculine arrive dans les derniers tours d’une grande compétition, un phénomène qui laisse penser qu’il s’agit d’un spectacle auquel on ne peut plus échapper. Et de fait, on voit qu’à partir d’un moment, l’espace médiatique est saturé d’explications et de commentaires techniques sur le football, au point que même quelqu’un qui ne s’y intéresse pas ne peut ignorer l’évènement en cours et son déroulement. Je cite dans le livre des travaux menés par d’autres sociologues où des jeunes, intérrogés à l’issue d’un match, expliquent que le football ne les intéresse pas plus que ça mais qu’ils ont suivi leurs amis. On voit donc ce phénomène de matchs qui dépassent le cercle des amateurs de football, quasiment comme s’il était devenu impossible d’y échapper.

 

Propos recueillis par Didier Guibelin

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