Il y a eu beaucoup de travaux sur l’économie du football, comme les livres de Pierre Rondeau, Bastien Drut ou Luc Arrondel, par exemple. Mais l’idée de parler économie à travers le foot, c’est tout de même original. C’est venu comment ?
Comme tu l’as dit, il y a deux écoles pour parler d’économie et de football. Il y a une école qu’on pourrait qualifier d’américaine qui a été importée en France notamment avec les travaux de Bastien Drut ou de Pierre Rondeau qui font des recherches sur l’argent dans le football, l’imbrication entre économie et football… Travaux qui prennent d’autant plus d’importance que l’économie prend de plus en plus d’importance dans le foot. Et puis, il y a l’approche un peu inverse qui consiste à expliquer l’économie d’une manière générale par le biais du football. Alors comme ça nous est venu, c’est déjà parce qu’Elias et moi sommes tous deux étudiants en économie et passionnés de football. Nos études nous ont donc amenés à aborder tout un ensemble de théories économiques. On a parfois aussi donné des cours ou discuté d’économie avec des amis et on cherchait des approches et des analogies un peu originales pour expliquer comment des théories économiques générales s’imbriquent dans la vie réelle. Et le foot regorge de bons exemples pour expliquer cela. Donc on a commencé à écrire des articles de blog sur ce sujet. Et de fil en aiguille, on a réussi à cumuler suffisamment de texte pour en arriver à quelque chose de plus complet qu’était la parution d’un livre. Donc ce livre permettait, déjà, d’intéresser un public que les sujets économiques n’intéressent pas forcément et trouver un angle d’approche permettant des explications plus ludiques.
Vous prenez le parti d’expliquer l’économie via des analogies avec le foot. Pensez vous que l’inverse serait possible, à savoir expliquer le foot à un novice ayant de bonnes connaissances en économie grâce à des analogies ? Des explications tactiques, par exemple…
Je suppose que ça doit être faisable dans le sens où c’est fait parfois dans notre livre. Par exemple, dans le chapitre qui traite de la concentration industrielle via le jeu de l’Ajax Amsterdam, il y a une certaine implication entre les deux, comme entre le catenaccio et le protectionnisme. Donc pour une personne connaissant bien l’économie, on pourrait trouver des angles d’explication des tactiques de football.
Retrouver le livre Footonomics
Penses-tu qu’il existe une vraie culture économique dans le monde du foot, ou qu’il y a des lacunes ?
Ça dépend de la façon dont on définit la culture économique. Si l’on définit la culture économique uniquement comme la recherche de la profitabilité économique et la maximisation des rendements économiques, on peut constater que le monde du football s’est adapté. Les clubs ont amélioré leurs modèles économiques. Notamment grâce à l’arrivée de fonds d’investissement, qui ont su amener cette culture dans le monde du football. Si après tu définis la culture économique comme on la définit dans le livre, à savoir la bonne compréhension des mécanismes économiques, ça peut s’améliorer dans le football. Pour une raison assez simple, c’est que le football est un sport très populaire, et que c’est donc un secteur moins dirigé par des spécialistes de l’économie comme la finance ou l’industrie. Donc certains chiffres économiques du football sont vus par des amateurs qui n’ont pas tous, et c’est logique, la vue sur certains ordres de grandeur financiers ou certains mécanismes. Donc il y a sûrement des manques sur cette culture économique chez les suiveurs de football. Et c’est ce à quoi on essaie de remédier à travers le livre.
Il y a quelques mois, sur Livres de foot, nous avions interviewé Giovanni Privitera pour son livre sur Luigi Alfano. Il avait notamment défendu le football comme un excellent outil de culture populaire. Penses-tu que votre livre s’inscrive aussi dans cette logique ?
Absolument. Je pense que c’est à la fois la culture populaire dans le sens ou ça aide à la compréhension de certains phénomènes comme l’économie dans le cas de notre livre. Et le football est aussi un objet populaire en tant que tel, donc qui parle à tout le monde. Dans les éléments communs à la vie de tous, l’économie est toujours présente, y compris dans le foot.
On voit aujourd’hui des clubs de football rogner un peu l’importance du sportif pour augmenter leurs rentrées financières. Comme ces clubs qui organisent de lucratives tournées en Asie ou aux USA au détriment de leur préparation d’avant-saison, par exemple. Ne crois-tu pas qu’à vouloir optimiser à tout prix le paramètre économique, on risque de saper le fond de commerce principal qu’est le sportif ?
C’est difficile de ne pas faire de réponse trop caricaturale. Je pense que ce risque existe. Évidemment qu’un club de football, comme toute entreprise, doit générer des revenus dans le but de continuer à fonctionner. Là où on atteint la limite de ce principe, c’est si ces stratégies économiques se font au prix de concessions trop importantes à notre conception du football, comme ces préparations d’avant-saison tronquées que tu prends en exemple. L’idée de la superligue européenne ou certaines idées farfelues de dirigeants de réduire la durée des matchs pour faciliter le travail de la télé, cela travestirait vraiment l’esprit du football et qu’on toucherait clairement une limite.
Après, les stratégies marketing dont tu parles, même si on peut les déplorer par certains aspects, contribuent aussi à l’attractivité du football. L’investissement du Qatar au PSG, par exemple, même s’il a déséquilibré le championnat, on peut penser que ça réussi à augmenter l’intérêt du foot ou le nombre de licenciés. Donc ça peut avoir certains effets positifs qu’on ne peut pas balayer d’un revers de main juste parce qu’on estime qu’il y a trop d’argent dans le foot.
Aujourd’hui, on constate l’arrivée de personnes issues du monde financier dans le monde du foot. Comme les bookmakers qui sont souvent d’anciens traders, par exemple. Penses-tu qu’il y a d’autres passerelles possibles ?
Déjà il y a un aspect simple, c’est le fait que les clubs et les ligues étant souvent des entreprises privées, elles recèlent toute un ensemble de métiers que l’on trouve dans n’importe quelle entreprise à gros budget, comme un directeur financier ou marketing. Même si je suppose qu’occuper ce genre de poste dans un club de football suppose un minimum de connaissance du monde du sport pro pour ne pas faire n’importe quoi.
Ce qui pourrait être plus développé dans le foot, c’est le fait que si des fonds d’investissements arrivent plus nombreux dans le foot, il y aura sûrement des cabinets de conseil qui vont se développer sur ce domaine-là en particulier.
Après, l’exemple que tu prends des bookmakers est intéressant. Ce n’est pas un métier du football à proprement parler, c’est en parallèle. Mais dans le cas de métiers purement liés au football, qui pourraient ressembler à ça, on peut penser aux analystes de données qui sont de plus en plus sollicités pour analyser les masses de chiffres de plus en plus conséquentes que produisent les organismes statistiques. Aujourd’hui la capacité à analyser ses forces et ses faiblesses par le biais de la data est devenu un savoir-faire incontournable dans les clubs. On peut d’ailleurs citer l’exemple récent de Kevin de Bruyne qui a renégocié son contrat avec Manchester City en étant accompagné d’un spécialiste de la data qui, via un système algorithmique, lui a permis de mieux quantifier sa valeur sur le terrain pour renégocier (1).
Justement, tu parles d’indicateurs et de chiffres. En économie, certains experts remettent en cause aujourd’hui la pertinence de certains indicateurs de performance économiques comme le produit intérieur brut (PIB). Est-ce que la culture de la recherche du bon indicateur de performance dans le football ne peut pas être rapprochée de celle qui existe en économie ?
Tout à fait. Déjà, il y a un parallèle entre le football et l’économie, c’est la nécessité de se fier à un nombre d’indicateurs le plus élargi possible. Parce que chaque indicateur ne montre toujours qu’un aspect de la réalité et qu’il y a des aspects masqués. Pour reprendre l’exemple que tu cites, le PIB ne montre pas les inégalités dans une population. On peut donc avoir un PIB par habitant très important mais malgré tout une large part de la population pauvre, c’est le cas d’un pays comme l’Arabie Saoudite, ou même d’une région comme l’Ile de France. C’est pareil au foot avec l’indicateur de la possession qui est certes pertinent par certains aspects mais n’est pas forcément corrélé au nombre d’occasions qu’une équipe se crée. Si tu as 80% de possession mais que tu ne te crées qu’une seule occasion franche, tu n’as que peu de chances de gagner. Il faut donc voir au-delà d’un indicateur, même important, que ce soit en football ou en économie.
Vous consacrez une partie du livre à la notion de concurrence en économie et à ses conséquences. On a beaucoup parlé ces derniers temps de l’arrivée d’Amazon sur le marché des droits télé, et sur l’évolution du marché des droits télé en général, notamment avec la chute de mediapro. Ça vous inspire quoi ?
Si on prend la théorie de la concurrence traditionnelle, on a un peu sur les droits télés un abus de position dominante. Un acteur assez prégnant qui était Canal plus qui a abusé un peu de son pouvoir de monopole en saignant un peu la ligue 1. Donc ça pose la question de la pluralité des acteurs du marché des droits télé. La problématique de ce marché-là, c’est la perte d’attractivité du produit notamment à cause de la pandémie de covid. Donc les diffuseurs ont un pouvoir de négociation important face à une ligue et des clubs qui jouent leur survie économique, à plus forte raison dans la mesure où les acheteurs sont peu nombreux. On a l’arrivée d’un nouvel acteur qui est Amazon qui s’était déjà positionné sur d’autres marchés sportifs. Donc le seul risque avec Amazon, c’est de se retrouver au final dans la même situation qu’avec Canal, à savoir un abus de position dominante. Même si, sur le court terme, Amazon a probablement évité une trop forte baisse des droits télé. Mais on peut imaginer que, sur le long terme, Amazon puisse dicter un peu sa loi à la ligue 1.
Donc, ces acteurs-là, on s’aperçoit que le monde du foot a assez peu de maîtrise sur eux. Il faut s’assurer qu’il y en ait toujours suffisamment pour assurer une concurrence. Par ailleurs, il est important aussi de créer d’autres sources de revenus pour rendre les clubs moins dépendants des droits télé. Mais aussi de mettre en avant le produit pour avoir des armes de renégociation, comme mettre des matchs de L1 en clair, par exemple.
Vous parlez aussi de la théorie du multiplicateur Keynésien(2) en expliquant qu’un très gros transfert génère de l’économie dans le football car le club vendeur va devoir recruter pour se renforcer et que le club qui vend au vendeur va aussi devoir faire pareil… Les revenus marketing générés par un gros recrutement, comme la quantité de supporters du PSG qui, dès le lendemain de son arrivée, faisaient la queue pour acheter son maillot, ne sont-ils pas aussi un exemple d’effet multiplicateur ?
En quelque sorte oui. C’est le pari que fait l’État quand il augmente le SMIC, diminue certains impôts ou les cotisations sociales. Derrière il y a l’objectif que les emplois créés, la consommation et les impôts générés, compensent cette perte. Donc, oui, à l’échelle d’un club, les rentrées marketing générées par le recrutement d’une superstar comme Neymar sont un exemple de multiplicateur Keynésien. Avec la limite des “fuites” que connaît l’effet multiplicateur qui est tout l’enjeu de cette théorie. Si les recettes merchandising ne sont pas à la hauteur escomptée, c’est un exemple de fuite. Le streaming illégal, à l’échelle d’un championnat, est aussi un exemple de fuite.
(1) How Analytics FC helped De Bruyne negotiate new Man City deal Training ground guru (en anglais).
(2) Effet multiplicateur Wikipedia
Interview par @didierkilkenny