A l’occasion de la parution de Pourquoi le football ?, Livres de Foot a échangé avec l’auteur, Stéphane Floccari.
Livres de foot : D’où est venue l’idée de ce livre traitant du football à travers la philosophie ?
Stéphane Floccari : “J’ai voulu construire une pensée sur ce que le football inspire comme réflexion sur les hommes et la société. J’ai beaucoup joué au football quand j’étais enfant et j’ai vraiment vécu cela comme une aventure personnelle. Puis j’ai étudié en classe préparatoire et je suis devenu professeur agrégé de philosophie tout en continuant à jouer avec mes amis.
Il y a souvent deux manières de parler du football. Soit avec amour et admiration, en parlant des grands matchs que l’on a aimés, ou en racontant son vécu personnel de joueur. Pour ma part, je n’ai pas parlé de mon vécu de joueur que dans l’épilogue du livre. Parce que je ne voulais pas trop insister dessus, même si j’ai vécu cela avec beaucoup d’intensité et que j’ai aimé ce que le football permettait, notamment en termes de brassage social de populations. Cette mixité me semble moins évidente aujourd’hui, malheureusement.
Le deuxième angle sur les textes d’intellectuels traitant de lecture du football, sans doute le plus commun chez les intellectuels, est celui du rejet. Rejet de l’argent que le football brasse dans des quantités délirantes ou de la violence que l’on peut malheureusement parfois y trouver… Même si ces critiques sont parfois audibles et pertinentes, cela ne m’intéressait pas non plus.
Moi, de mon côté, je voulais trouver une troisième voie pour en parler. Or il s’avère que l’idole de ma jeunesse dans le football était Michel Platini. Un joueur aux moyens physiques finalement limités qui s’en sortait souvent par sa capacité à penser le football plus vite et mieux que les autres. Or, dans les années 80, Platini avait donné à Libération un entretien croisé avec l’écrivain Marguerite Duras, où il en concluait de façon paradoxale : “Le football, ce n’est rien.”
Le philosophe Vladimir Jankélévitch a beaucoup théorisé ce qu’il appelle je “Je-ne sais-quoi” et le “Presque-rien”. Le « Presque-rien » permet d’examiner des réalités sans avoir le dernier mot sur elles. Or le football, on peut n’avoir jamais fini d’en parler, parce que c’est un sujet inépuisable, comme l’amour ou la musique. On peut trouver de multiples angles et concepts pour parler de football. Et, finalement, Jankélévitch aide à formuler ce que Platini n’arrive pas à dire.
Donc, au final, ce livre, à travers le football, est presqu’autant une dissertation sur le presque rien qu’une lettre adressée à mon fils sur mon amour du football. »
LdF : Quand on parle de l’intérêt, trop rare hélas, des intellectuels pour le football, on finit toujours par évoquer Albert Camus, auquel vous consacrez d’ailleurs un chapitre du livre. N’est-ce pas aussi le signe que, finalement, les intellectuels s’étant intéressés au football demeurent trop peu nombreux ?
SF: “Oui, c’est vrai. Il faut dire que, pendant longtemps, jusqu’aux années 80, voire 90, les intellectuels français et les footballeurs venaient de milieux sociaux totalement différents. Le monde intellectuel s’est depuis un peu ouvert. C’est d’ailleurs mon cas personnel, puisque je suis issu d’un milieu social populaire. En Italie ou en Allemagne, cela fait des décennies que des intellectuels n’hésitent pas à parler de foot et à se reconnaître passionnés, comme Pasolini (dont une photo illustre la couverture du livre, d’ailleurs, ndlr), par exemple. Mais dans un pays assez fracturé sur le plan social comme l’est encore largement la France, les gens issus des milieux aisés pratiquaient d’autres sports et hésitaient à revendiquer un amour du football, et plus largement des sports populaires. Pierre Bourdieu, originaire du Sud-Ouest, aimait le rugby, l’écrivain Daniel Picouly et le critique Bernard Pivot le football. Mais cela restait des exceptions. Aujourd’hui, on peut revendiquer sa passion du foot un peu plus franchement dans les milieux intellos.
Par ailleurs, comme je le disais dans la réponse à votre question précédente, beaucoup d’intellectuels critiquaient le foot. Mais ils le critiquaient avant tout dans sa dimension de phénomène social. Pas le jeu en lui-même ou sa dramaturgie. Moi, je ne voulais pas rester au stade des critiques, même s’il y en a dans le livre. Je voulais aussi écrire en amoureux une sorte de plaidoyer pour le football.”
LdF : Vous consacrez un chapitre entier à ce qu’on pourrait appeler la scientifisation du football. Mais surtout, vous rappelez qu’elle n’est pas aussi récente qu’on ne le pense, en parlant, entre autres, du fait que le Brésil de 1958 a eu un psychologue au sein de son staff.
SF: “En effet, le début de la rationalisation du football intervient dans les années 50.Il faut dire que la médiatisation du football commence réellement à ce moment-là et que cela génère des intérêts financiers. Et donc le monde scientifique et technique commence à s’y intéresser. Quand on parle d’une amélioration scientifique du football, il s’agit certes améliorer le côté humain, comme avec l’exemple que vous citez, mais aussi les moyens de jouer. C’est donc à cette époque que l’on commence à améliorer les ballons ou les chaussures. Mon père me racontait que les ballons de sa génération pouvaient parfois entailler le cuir chevelu, tant ils étaient durs et lourds. Par ailleurs, ça me fait sourire de voir aujourd’hui des chaussures arriver à mi-cheville comme les hongrois de 1954, quand je me souviens que le progrès à l’époque consistait à les faire plus basses. Donc oui, cette recherche permanente de la performance dans l’humain et le matériel a peut-être pris un tour plus visible ces dernières années. Mais c’est un processus qui date de plusieurs décennies.”
LdF : Un article du journal suisse Le temps, paru il y a quelques mois, déplorait le manque d’intellectualisation du football français, regrettant qu’un technicien issu du milieu universitaire comme André Menault soit trop méconnu. Êtes-vous d’accord ?
SF: “En France, la réflexion interne sur le foot a toujours été confiée à de purs techniciens ou entraîneurs qui étaient quasiment tous d’anciens joueurs. On ne s’est que peu ouvert sur les compétences extérieures. Donc les intellectuels qui auraient pu avoir des réflexions pertinentes n’osaient pas forcément se hasarder à les partager avec les techniciens. Par ailleurs, un problème récurrent en France est celui de la légitimité, qui aboutit souvent à un culte de la référence ou du diplôme. Chez les Anglo-saxons, par exemple, on a une vision différente de la compétence, qu’on pourrait rapprocher du slogan just do it. En gros, l’idée, c’est que si on estime être dans le vrai, il ne faut pas hésiter à se lancer et on jugera sur pièces. Alors qu’en France, on va toujours vous demander vos références avant d’écouter vos idées. On peut notamment se souvenir qu’au moment où Platini est nommé sélectionneur, l’une des premières réflexions de beaucoup de techniciens a été de demander si Platini était diplômé. Par ailleurs, ce culte du diplôme génère une nécessité d’évaluation. Or qui peut évaluer le vécu et le niveau footbalistique d’un aussi grand joueur ? Et comment ?
Mais c’est vrai que ce cloisonnement est dommageable. Moi, par exemple, quasiment à chaque fois que je fais une réflexion sur le football, on me demande si j’ai déjà joué. Comme si mon vécu de joueur, même modeste, créditait forcément mon propos, alors même que celui-ci vient surtout de ma réflexion de philosophe.”
LdF : Vous abordez dans le livre la beauté du jeu, en déplorant que l’on y substitue le culte de la victoire à tout prix. Pourtant, est-ce que le beau jeu n’est finalement pas toujours le gagnant sur le long terme ? Après tout, la mémoire collective a bien plus retenu les Néerlandais que les Allemands, pourtant vainqueurs, quand il s’agit du mondial 1974.
SF: ” C’est en partie juste, même si Gary Lineker a aussi parlé d’un sport qui se joue à onze et où ce sont les Allemands qui gagnent à la fin… Personnellement, les équipes de France des coupes du monde 1982 et 1986, défaites, m’ont plus fait rêver que celles de 1998 et 2018, pourtant victorieuses. Parce que je préfère les équipes qui jouent sans calcul et avec le coeur. Or, si on veut aller au bout d’une compétition comme une Coupe du monde, il faut calculer le moindre détail. C’est la différence entre le tourisme, où on prévoit les choses, et l’épopée, où l’on part dans l’inconnu. C’est pour ça que ça ne me fait pas rêver de voir des équipes aux mains de fonds d’investissement avec des budgets sans limite. Parce que ces investissements dans le seul but de gagner la Ligue des champions rendent la conclusion inéluctable. Personnellement, je suis prêt à soutenir n’importe quelle belle équipe du moment qu’elle joue vraiment au foot pour le plaisir du jeu. Quand on voit le scénario de la finale de 2018, par exemple, ça ne me fait pas rêver. Je préfère le romantisme. Par contre, voir les choses comme ça impose de savoir admettre la défaite. Sincèrement, voir des supporters casser parce qu’ils ont perdu, je ne comprends pas.
C’est cela que l’on appelle la beauté du jeu. Le jeu peut rendre un 0-0 beau. Or, en philosophie, on considère que la beauté vient de l’harmonie des formes. Donc un match où le jeu a été harmonieux peut être beau, même sans but. Kant établit une différence entre le beau et le sublime. La beauté, c’est l’harmonie, alors que le sublime, c’est un océan déchaîné, par exemple. Même si j’ai été déçu, parce que j’ai longtemps supporté le Milan AC, mais la finale de Ligue des champions 2005, c’est un exemple de match qui touche au sublime. Parce que ça joue à fond et que ça donne un scénario hors-normes.”
LdF : Vous parlez dans le livre de l’ultra-financiarisation du football, en posant la question de savoir si l’on doit s’y résoudre au prétexte que la victoire est à ce prix. N’est-ce pas l’un des dilemmes les plus actuels du football ? Surtout chez les ultras qui veulent gagner, tout en prônant un football populaire.
SF : “ Tout d’abord, je tiens à préciser que j’apprécie les supporters les plus impliqués. J’estime ces gens qui investissent une large part de leur vie années après années, et ce quels que soient les résultats. Le problème, c’est que je vois aujourd’hui certains supporters qui ne veulent que des victoires à court terme, juste pour leur gloriole personnelle. Il y a un côté infantile à vouloir à tout prix afficher cette victoire. Même si le chambrage bon enfant entre supporters de différentes équipes fait évidemment partie du jeu. Comme je l’ai dit, savoir aimer le football, pour moi, ça implique aussi de savoir admettre ses défaites.
Concernant l’argent, c’est un problème qui va au-delà du football, et même au-delà du sport. Le football est un coupable facile en la matière. On ne parle pas du basketball ou de la F1. Et même, au-delà du sport, de l’argent dans la musique ou le cinéma. Personnellement, de par mon statut d’enseignant à l’INSEP, je vois la crème des jeunes sportifs français. Je vois l’investissement à l’entraînement que mettent des pongistes, des judokas ou des gymnastes. Le tout pour gagner bien souvent des clopinettes. On oublie un peu facilement que, dans le football, ça a été pareil pendant longtemps.
On peut d’ailleurs constater que l’argent massif dans le football est arrivé dans les années 1980. A l’époque où Reagan dérégule toute l’économie, où les inégalités recommencent à s’aggraver… Or, les patrons prônant l’argent-roi dans le football arrivent à ce moment-là: Bez, Tapie, Berlusconi… Ces gens qui misent sur un club de football comme on mise sur un cheval au champ de courses. Et j’aurais tendance à dire, comme le disait Platini, quand il avait participé à l’enregistrement de la chanson des restos du cœur : “ ça gâche un peu le goût de mes plaisirs.” Surtout que je ne crois pas que le football soit un refuge pour l’argent, mais plutôt une vitrine. Et qu’un parachute doré de grand patron du CAC me choque autant.
Alors, pour revenir à votre question sur la place du supporter dans tout ça, on peut quand même se demander ce que ça leur apporte. Si le PSG gagne la Ligue des champions un jour, ce qui est probable, ses supporters pourront chambrer ceux de l’OM et ne s’en priveront pas. Mais ensuite ? Ce qui compte le plus selon moi, c’est de vivre une épopée et de grands moments d’émotion. L’envie de victoire ne doit pas nous faire oublier la patience, au risque de perdre la tête et de trivialiser les exploits.”
LdF : Vous critiquez aussi l’hystérisation des débats médiatiques, et particulièrement télévisuels, sur le foot.
SF: “Je déteste ces plateaux télé où l’on hurle et où des journalistes ou des consultants prétendent avoir réponse à tout. Il y a longtemps eu de très bons professionnels passionnés dans les médias français. Un jacques Vendroux ou un Thierry Gilardi étaient avant tout des amoureux du sport. Et même chose pour un Thierry Rolland, même si sa qualité d’analyse était inférieure aux deux autres – mais compensée par sa gouaille. Alors qu’aujourd’hui, on a une inflation de consultants, anciens joueurs ou entraîneurs, qui viennent asséner leurs jugements péremptoires avec une brutalité insupportable. Et même chose chez certains « journalistes ». Je n’ai personnellement pas attendu les révélations du documentaire de Marie Portolano pour penser que Pierre Ménès est un personnage détestable. Je ne refuse pas la polémique, même si je pense qu’il y a des choses plus intéressantes dans le foot. Mais je n’apprécie guère cette virulence, contraire à l’intelligence. Elle ne sert qu’à alimenter les réseaux sociaux qui ne sont qu’un déversoir d’émotions jetées au visage de l’autre. Cela n’a jamais fait réfléchir, parce qu’on ne peut pas raisonner en étant trop impliqué sur le plan affectif. Et ça en vient à supplanter le plaisir du jeu lui-même.
Sur un terrain plus personnel, j’ai un neveu qui est arbitre, et honnêtement, j’ai souvent peur pour lui. Je vois aujourd’hui au bord des terrains de jeunes, voire d’enfants, des parents remplis de colère envers les arbitres ou les adversaires, et qui la transmettent à leurs enfants. Et dans ce climat de rage permanent, une large part de la sphère médiatique a une responsabilité énorme. Donc « ralentir travaux », y compris intellectuels, pour faire passer la passion et le jeu au premier plan”.
Propos recueillis par Didier Guibelin