Pour la sortie du livre La Narcos League – Argent sale et football colombien, LDF a recueilli les propos de Victor Massias, auteur du livre.
L’impression générale qu’il ressort à la lecture du livre, c’est qu’on pourrait qualifier ça de Gomorra à la colombienne. Dans le sens où tu traites, par le prisme du football, l’emprise du narcotrafic sur la vie en Colombie de manière générale.
Alors, je ne me prononcerais pas sur le parallèle avec Gomorra, puisque je n’ai ni lu le livre, ni vu la série. Mais pour le reste, c’est exactement ça. Là, j’ai pris l’exemple du football parce que c’est un sujet qui me passionne et que c’est le sport qui a été le plus touché. Mais tu peux faire le même travail au sujet du cyclisme ou d’autres sports. Et même sur d’autres domaines de la vie comme le cinéma, la musique… L’argent du trafic de drogue a tellement gangréné toute la société colombienne que tout ce qui peut rapporter de l’argent était forcément touché par l’argent sale. Je ne sais pas s’il y a un secteur qui n’a pas été pénétré par le trafic de drogue à ce moment-là. Parce que ces gars pouvaient faire ce qu’ils voulaient de leur argent. Donc ils l’investissaient vraiment de partout, et en perdaient même régulièrement. Ils en gagnaient tellement qu’ils pouvaient de toutes façons se permettre d’en perdre. Au fond, ils investissaient plus dans des entreprises pour montrer qu’ils faisaient désormais partie de l’élite économique colombienne que pour réellement en gagner. Ils achetaient une respectabilité, en quelque sorte.
On peut d’ailleurs noter que ce n’est pas forcément spécifique à la Colombie. On l’a aussi vu avec les mafias italiennes, pour reprendre ton exemple avec Gomorra. On a aussi vu ça en France, ou aux États-Unis.
Tu ouvres le livre sur ce qui est l’épisode le plus célèbre du narcofootball vu d’Europe, à savoir la mort d’Andres Escobar. Ce qui est intéressant et assez méconnu ici, c’est la peur qui règne au sein de l’équipe sur ce qui pourrait arriver en cas de défaite.
La mort d’Escobar se produit en 1994. Soit quinze à vingt ans après l’arrivée de l’argent du trafic de drogue dans le football colombien. Donc c’est un phénomène déjà très connu, qui a déjà produit beaucoup de drames. Qu’il s’agisse de morts ou de menaces. Pablo Escobar (aucun lien de parenté avec Andres Escobar, ndr) est mort depuis un peu plus de six mois. Donc, la mort d’Andres Escobar, même si je la traite dès le début du livre, c’est la fin de l’histoire. Et, en effet, les joueurs recevaient déjà des menaces de mort et c’était monnaie courant depuis quelques années. Tout le monde savait que c’était régulier et que ces menaces devaient être prises au sérieux. Donc c’était un phénomène ancré dans les habitudes, et, en quelque sorte, accepté par le monde du football colombien. Et en premier lieu par les joueurs. Parce qu’avec les narcotrafiquants, ce sont eux les acteurs principaux de ce drame. Et, en équipe nationale colombienne, ils ont tous déjà été amenés à serrer la main de Pablo Escobar, des frères Rodriguez Orejuela ou de Gonzalo Rodrguez Gacha. Ils ont tous touché des primes payées par l’argent du trafic de drogue…
Donc ils connaissent ce système mafieux. Et quand ils reçoivent des menaces, ils les prennent au sérieux. Ce qui n’aurait pas forcément été le cas quinze ou vingt ans auparavant. Faustino Asprilla dit d’ailleurs dans une interview que, quand il entre sur le terrain, il se demande qui le tient en joue et peut, potentiellement, le descendre. Donc en fait, les gens arrivent déjà au stade en sachant qu’ils risquent de ne pas en sortir vivants. Le sport n’a donc aucune importance à ce moment-là. Alors que c’est la coupe du monde, l’évènement le plus important dans le foot.
Un autre aspect effarant de cette période, c’est la pression constante et insupportable que subit le corps arbitral colombien.
Oui, c’est une constante de cette période. Par exemple, en 1988, trois arbitres sont kidnappés. Et, quand ils sont relâchés, ils délivrent un message en expliquant que certains clubs demandent à ce que les arbitres sifflent « bien ». Un an plus tard, Alvaro Ortega, un des plus grands arbitres colombiens, est assassiné pour avoir « mal » sifflé contre l’Independiente Medellin… J’aurais pu faire le livre en ne racontant que des histoires d’arbitrage. Tous les acteurs du football colombien de cette époque en ont des dizaines à raconter. Des joueurs de Cali qui se plaignent de l’arbitrage à Medellin ou Bogota, alors que le reste du pays dira l’inverse… Il y a des scandales de partout. A tel point que l’on n’y comprend plus rien. Et c’est normal. Parce qu’un club peut recruter tous les meilleurs joueurs, il ne gagnera jamais rien s’il a les arbitres contre lui. Donc ces derniers sont un peu le point central des victoires colombiennes. Comme la Copa Libertadores gagnée en 1989 par l’Atletico Nacional, c’est scandale arbitral sur scandale arbitral. De là va d’ailleurs naître la rivalité historique avec Millionarios.
Donc oui, cette pression permanente sur le corps arbitral est un des points centraux du narcofootball. Et quand je dis pression, il faut bien réaliser que l’on parle de danger de mort à chaque décision.
Alors, on ne peut évidemment pas évoquer le narcotrafic en Colombie sans parler de Pablo Escobar. Tu racontes d’ailleurs une anecdote amusante dans le livre. C’est le fait que, traqué par les forces de l’ordre et ne sachant plus ou se cacher, il ne trouve comme moyen de sortir à l’air libre que la combine qui consiste à s’habiller comme un supporter et se mêler à la foule les jours de matchs de championnat colombien. Alors que, ironie du sort, il est loin d’être le trafiquant le plus impliqué dans le foot.
Il arrive à passer inaperçu de cette façon en effet. Il se peinturlure le visage et se mêle à la foule. Une autre anecdote raconte qu’il a un jour réussi à échapper aux flics en se déguisant en femme et en les orientant sur une fausse piste. Même si je n’ai pas pu la vérifier, elle est très drôle aussi.
Par contre, oui, il est finalement très peu impliqué dans le football par rapport aux autres patrons de cartels. Alors il y a une espèce de mythe, relayé notamment par un documentaire appelé The two Escobars qui raconte l’histoire de Pablo Escobar et d’Andres Escobar, et qui essaie de relier un peu ces deux histoires. Et ce documentaire présente Pablo Escobar comme le propriétaire de l’Atletico Nacional. Moi je m’inscris totalement en faux à ce sujet. Les gens qui ont été proches du club ou d’Escobar à cette période s’inscrivent en faux aussi. Comme je dis dans le livre, il a été un supporter très généreux. Donc il donnait des primes aux joueurs, mettait la pression aux arbitres… Il a pu parfois mettre son nez dans les affaires pour faciliter certains recrutements, mais c’est tout. Après, certains de ses proches ou subordonnés ont pu faire partie de l’organigramme et il en a sans doute profité pour leur donner des consignes. Mais ça n’a rien à voir avec Gonzalo Rodriguez Gacha qui était propriétaire de Millionarios ou les frères Rodriguez Orejuela qui étaient propriétaires de l’America de Cali, par exemple. Pour dire les choses « poliment », il supportait l’Atletico Nacional à sa façon. Et c’était bien un gros passionné de football. Mais pas un dirigeant. Ni de près, ni de loin.
On va en venir à un autre narcotrafiquant que tu viens d’évoquer, c’est Gonzalo Rodriguez Gacha, alias « El mexicano ». Tu racontes à son sujet des anecdotes délirantes sur la façon dont il gère Millionarios. Il invite les joueurs à des fêtes géantes avec repas étoilés et prostituées, il joue des matchs avec eux dans sa propriété où il arrive à cheval en tirant en l’air à la mitraillette…
Ce qui me surprend, c’est justement que ce type ne soit pas plus connu du grand public quand on parle de trafic de drogue. Parce que c’était le seul non seulement qui ne craignait pas Escobar, mais même qu’Escobar craignait. Le seul capable de lui donner des ordres. Donc, pour moi, c’est le personnage le plus fascinant du livre avec Gustavo Upegui, le propriétaire de l’Envigado FC. Et c’est un personnage très connu en Colombie. Mais si, en France, tu essaies de te renseigner sur le sujet du trafic de drogue en Colombie, on n’entend quasiment jamais parler de lui. Alors qu’il a eu un énorme poids puisqu’il était au moins l’équivalent d’Escobar dans la hiérarchie du cartel de Medellin. Mais il était plus discret sur le plan médiatique. Il ne s’est pas lancé en politique comme l’a fait Escobar. Par contre, il était plus dangereux et assoiffé de sang. Un vrai dingue, comme le montre l’anecdote à laquelle tu as fait allusion. Et c’est d’ailleurs ce qui a fini par provoquer sa chute. Il faisait la guerre au cartel de Cali, à la plupart des partis politiques, contre les paramilitaires… Mais c’est un personnage très important. Parce que Millionarios est un club qui a beaucoup compté à cette époque avec l’Atletico Nacional et l’America de Cali. Un club qui a été plusieurs fois champion, qui a fait de beaux parcours en Copa Libertadores et a attiré de grands joueurs. Après, les anecdotes dont tu parles peuvent prêter à sourire, d’autant plus qu’elles sont totalement inconnues en France. Mais il faut garder à l’esprit que le personnage était capable du pire.
Justement, tu parles de l’Envigado FC. Un club assez méconnu en Europe. Mais qui possède une particularité, être située dans une ville elle-même tenue par les trafiquants au niveau municipal.
La Oficina de Envigado est aujourd’hui le plus ancien cartel colombien en activité. Et Il maitrise et dirige encore la municipalité de la ville. Alors de façon beaucoup moins grossière et évidente qu’à l’époque, mais ils tirent toujours les ficelles. Et c’est une ville très sécurisée. Il n’y a quasiment pas de vols, par exemple. Le chapitre du livre sur l’Envigado FC est d’ailleurs celui qui m’a le plus intéressé à écrire. Parce qu’on parle d’un club de foot créé de toutes pièces par la mafia juste par envie de se faire plaisir. Ils choisissaient leurs jours, leurs coaches, le projet de jeu… C’était juste un amusement à leurs yeux. Le projet, c’était pas forcément de chercher à faire mieux que les autres clubs détenus par des cartels, mais seulement d’assouvir leur passion du foot. Guillermo Zuluaga et Gustavo Upegui étaient de vrais connaisseurs de foot. Par contre, il leur arrivait régulièrement de passer au-dessus de l’entraîneur pour faire jouer un joueur qu’ils aimaient bien.
Justement, ce côté de véritables passionnés de football qu’ont les dirigeants de la Oficina de Envigado les a poussés à beaucoup investir dans la formation à l’Envigado FC. Ce qui leur a permis d’être le club formateur de James Rodriguez sur lequel ils avaient beaucoup investi. S’il fallait trouver un effet positif, même si le terme est à prendre avec des pincettes, au narcofootball, ce serait sans doute celui-ci, non ?
Disons que si on voulait en trouver un, cela pourrait être celui-là. Je vais faire un parallèle avec un club comme l’America de Cali. Ce club recrutait à tour de bras en Colombie et à l’étranger et avait 150 joueurs sous contrat dont la plupart ne pouvaient évidemment pas jouer. Donc ils ont brisé les carrières de joueurs très talentueux.
Alors qu’en effet Envigado, grâce à Gustavo Upegui, a adopté un autre modèle. Alors le personnage pouvait être ignoble par pas mal d’aspects. Et la crainte de représailles de sa famille, lui-même étant mort depuis quelques années, pousse sans doute les voix critiques à se taire. Mais beaucoup de gens m’ont parlé de son action dans le foot de manière positive. Il avait vraiment l’œil pour repérer les jeunes talents, quelqu’un de très visionnaire. Et clairement, la carrière de James Rodriguez a été poussée au départ par l’argent du trafic de drogue. C’est un trafiquant qui l’a repéré enfant, qui a tout fait pour le faire signer dans son club, lui a payé son traitement d’hormones de croissance, l’a logé avec sa famille, a trouvé un job à son beau-père et a poussé pour qu’il joue. Clairement, Upegui a tout mis en œuvre pour lui permettre de percer. Alors, après, évidemment qu’il avait le talent pour ça. Mais des jeunes talentueux qui ne percent pas, on en voit tous les jours. Peut-être que sans la persévérance de ce gars-là, James Rodriguez n’aurait jamais percé. Dans toute carrière au plus haut niveau, il faut parfois l’aide de quelqu’un croit en un joueur, que ce soit un coach ou un dirigeant. Et dans le cas de James Rodriguez, c’était un trafiquant de drogue.
Tu parles dans le livre d’un dirigeant des Millionarios qui envisage publiquement l’idée de rendre les trophées gagnés par son club à l’époque où celui-ci était dirigé par les trafiquants. Et qui prend une volée de bois vert médiatique à la suite de cette proposition.
Avec cette idée de supprimer les deux titres de champion gagnés en 1987 et 1988, je pense qu’il espérait faire naître un élan de solidarité chez les présidents des autres clubs. En gros, se faire un peu le héros de la patrie en rendant ces titres avec l’espoir que cela allait créer une vague dans tout le pays et que d’autres clubs en feraient autant. Malheureusement pour lui, il n’a pas été suivi du tout. Déjà parce que c’était un dirigeant quasiment sans renommée ni aura particulière. Et donc au moment où il le fait, il se prend un tsunami en plaine tronche. Les supporters ne sont évidemment pas d’accord, ce qui était plutôt prévisible. Mais les anciens joueurs de la période montent aussi au créneau et le défoncent dans la presse. Et donc, en voyant ça, les présidents des autres clubs ont évidemment étés refroidis à l’idée de faire pareil. Et d’ailleurs, ce dirigeant n’a plus jamais fait carrière en tant que dirigeant de sport professionnel. Alors qu’il était tout de même président de Millionarios, un des plus grands clubs du pays. Il s’est tiré une balle dans le pied. Même si l’idée peut être louable, peut-être que ce n’était pas à lui de le faire, ou qu’il aurait fallu le faire à un autre moment ou avec plus de tact. Le problème, c’est qu’à cause de ce qu’il s’est passé à ce moment-là, plus personne n’osera jamais ne serait-ce que mettre le sujet sur la table. Et donc, ces titres resteront gagnés, même illégalement, par les clubs concernés.
Tu finis le livre en évoquant le profil des nouveaux narcotrafiquants. Des gars qui vivent dans des maisons moins tape à l’œil que des Escobar ou Rodriguez Gacha. Avec des profils de financiers autant que de mafieux. Un peu la même transformation que celle que l’on voit dans le foot européen avec des présidents de clubs qui sont des gestionnaires, passés par des conseils d’administration de grosses boîtes, pas forcément passionnés de foot.
C’est vrai. Après, je ne sais pas si c’est forcément lié. Par contre, il y a un parallèle qui est évident, c’est le fait qu’ils sont liés par le même pragmatisme. C’est-à-dire, qu’au fond, pour eux, le foot est une activité économique et lucrative comme une autre. Alors, certes, il y a encore des investisseurs qui viennent dans le foot pour des raisons d’image en sachant qu’ils vont y perdre de l’argent, comme le Qatar au PSG. Mais oui, les fonds d’investissement qui se positionnent dans le foot aujourd’hui ne viennent pas pour des résultats sportifs, mais pour développer leur marque, faire du marketing et gagner de l’argent. Et les nouveaux narcos s’inscrivent dans ce schéma. Ils veulent blanchir de l’argent, éventuellement le faire fructifier, même si c’est plus compliqué aujourd’hui de blanchir des très grosses sommes. Tout comme il est plus compliqué pour eux de se montrer ouvertement à la tête d’un club vu leur activité économique qui les oblige à être discret.
Mais je te rejoins sur le constat du changement de profil. En France, des dirigeants passionnés qui voulaient avant tout se faire plaisir comme Bez, Plessis, Hamel ou même Tapie, il y en a de moins en moins. Et c’est pareil en Colombie. Maintenant est-ce que le foot devient une mafia ou est-ce la mafia qui devient activité professionnelle normale ? Sans doute un peu des deux. Mais les activités des mafieux sont de plus en plus discrètes et investies dans l’économie réelle pour ne pas se faire remarquer.
Tu expliques dans le livre que de nombreux narcotrafiquants ont fini par tomber à cause des efforts du gouvernement américain en matière de lutte antidrogues. Notamment la fameuse liste Clinton qui recensait tous les trafiquants notoires. Ironie du sort, la mort d’Andres Escobar qui fût le début de la fin du narcofootball est due à une défaite contre les États-Unis, lors de la coupe du monde qu’ils organisaient. La symbolique est surprenante.
Je n’avais pas du tout relevé cet aspect symbolique, en effet. Les USA ont tendance en effet à expliquer que le problème de la drogue vient uniquement des pays producteurs, alors qu’il vient tout autant des consommateurs et, donc, d’une partie de leur population. Et ça énerve beaucoup de monde en Colombie, et en Amérique latine en général. Et pour moi, les USA restent une partie du problème en ne concentrant leurs efforts que sur les producteurs au lieu de traquer aussi les consommateurs. Et, en effet, Envigado et l’America ont figuré sur cette fameuse liste Clinton dont ils ont fini par ressortir propres. Mais non sans séquelles puisque l’America est tombé en deuxième division. Mais le club est remonté et fait aujourd’hui le bonheur de ses supporters puisqu’ils ont remporté le championnat proprement il y a quelques années.
Donc pour revenir à ta question les USA ont certes apporté une partie de la solution, mais sont aussi une grande partie du problème.
Propos recueillis par Didier Guibelin
