A l’occasion de la parution de Comment Gagner un match de foot ?, Livres de Foot a échangé avec l’un des auteurs, Christophe Kuchly.
La première chose qui m’est venue à l’esprit quand j’ai su la thématique puis lu le livre, c’est le fait qu’il y ait une continuité dans le travail. Vous êtes parti du purement tactique sur vos deux premiers livres, puis sur de la « tactique élargie » sur le troisième. Puis là vous êtes clairement plus sur les autres aspects. C’était une idée dès le premier livre ou c’est venu petit à petit ?
On n’a pas vraiment de « plan de carrière » en se disant qu’on fera telle chose sur le premier livre, puis telle autre sur le deuxième… Déjà tout simplement parce qu’au moment où on sort le premier livre on ne sait pas du tout s’il y en aura un deuxième. Quand on fait le deuxième, on se doute qu’il y en aura un troisième parce que le premier a bien marché. Mais définir la thématique du livre suivant quand on commence à y penser, ça se fait sur des discussions entre nous. Le thème du livre précédent était une suggestion de l’éditeur, par exemple.
La thématique de celui-ci, je ne saurais plus dire exactement comment elle a émergé. C’est venu au cours d’une discussion, mais je ne me rappelle plus qui de nous quatre a été l’élément déclencheur pour choisir ce thème-là. Par contre, ce que je peux dire, c’est qu’on était tous assez d’accord sur l’idée qu’on avait un peu fait le tour de la question tactique, qu’on avait déjà écrit beaucoup de choses sur le sujet. Et on est tous assez sensibles à la structuration des clubs de foot pro et du travail qui y est mené. Donc avait une volonté de dézoomer.
On nous a d’ailleurs fait plusieurs fois la remarque sur le fait que le foot n’est pas uniquement tactique. On en a toujours été parfaitement conscients, c’est juste que c’est l’angle que l’on avait choisi. Donc on a eu cette idée d’élargir la focale et de discuter de ce qui se fait avant ou après les matchs, le recrutement… Donc c’est venu comme ça, même si la tactique a gardé une place dans ce livre-là aussi, mais ce n’est pas le centre du truc.
Par ailleurs, les sujets qu’on aborde dans ce livre, on a toujours eu, tous les quatre, une veille là-dessus. Sur les spécialistes de certaines compétences bien précises recrutés par les clubs, on s’est toujours documentés et on a toujours suivi ce que ça pouvait apporter. Donc on s’est dit qu’on pouvait utiliser cette masse d’informations déjà collectée. La regrouper et la synthétiser pour, au final, dresser une sorte d’état des lieux du fonctionnement du football de haut-niveau aujourd’hui.
Il y a une autre nouveauté dans ce livre par rapport à vos premiers, c’est de laisser une place bien plus importante aux propos que vous avez recueillis de la part des acteurs du monde pro qui ont témoigné. C’était un parti-pris de départ ou ça s’est imposé au fil de la rédaction ?
Il y a plein d’approches différentes à ce sujet. Il y a certaines parties où cela aurait été vraiment très compliqué d’écrire nous-même sur le sujet. Typiquement, sur le sujet des transferts, on fait volontairement parler les gens de manière à ce qu’ils se répondent, avec parfois une phrase de notre part pour couper la dynamique et préciser le propos. Mais cela aurait été vraiment trop difficile pour structurer un récit en intégrant tous les témoignages intéressants, surtout que certains se répètent, d’autres se contredisent… Donc on s’est dit que c’était plus simple sur le plan rédactionnel de retranscrire fidèlement certains propos. Ça permettait aussi de placer une plus grande quantité d’informations.
Il y a d’autres parties où on a procédé de cette manière tout simplement parce qu’on trouvait les propos des intervenants très intéressants et qu’on estimait ne pas avoir la légitimité pour l’écrire nous-même. Dans Comment regarder un match de foot, on a fait dire certains propos par Benitez ou Mourinho ou d’autres parce que ces gens-là étaient plus légitimes que nous. Dans les livres suivants, on a réduit ça parce qu’on s’estimait, nous, légitimes pour donner notre avis et faire certains constats très généraux. Par contre, pour donner un exemple, j’ai écrit la partie sur la préparation physique. Quand j’ai affaire à un spécialiste de l’alimentation ou du sommeil qui explique comment il travaille et ce qu’il faut faire, je ne peux rien faire à part le citer parce que je n’ai pas le recul ou les compétences nécessaires pour avoir un avis. Donc, faire parler les spécialistes, c’était un parti-pris, mais dont on estimait qu’il s’imposait parce qu’on était amené à parler de domaines d’expertises que l’on ne maîtrise pas.
La rubrique où l’on aurait éventuellement pu faire nous-même, c’était la partie tactique. Mais le côté « masterclass » de certains coachs spécialistes d’un thème bien précis nous intéressait. Donc, on s’est dit qu’on allait leur ouvrir intégralement les colonnes et les laisser faire à leur guise.
Donc, au final, il y a une part d’obligation sur certains thèmes et une part de choix éditoriaux sur d’autres. Puis cela nous plaisait de casser un peu le rythme et la manière de construire nos livres et d’éviter la redondance sur cinq-cents pages.
Dans L’odyssée du 10, vous abordiez en partie déjà le sujet des gains marginaux. Là, même si le terme n’est pas directement employé dans le titre, c’est clairement le sujet le plus important du livre. C’est un sujet qui vous inspire vraiment ?
Moi, oui. Alors, il faut préciser que l’expression est parfois sortie de son contexte. On a pu le voir notamment dans le cyclisme avec le travail de l’équipe Sky. Mais c’est vrai que c’est un sujet auquel je suis sensible. Notamment parce que c’est là que se passent les nouvelles choses et que je suis attentif aux évolutions du football. Si tu compares ce qui se fait dans le football actuel par rapport à il y a une vingtaine d’années, tu trouveras certes des choses qui n’ont pas trop changées comme certains préceptes tactiques. Mais quand je vois, par exemple, un club embaucher un data-analyst, je cherche à comprendre pour quelle raison, quel travail il va apporter… Quand un club embauche un ancien champion d’échecs ou scientifique pour passer au crible ses logiciels ou algorithmes d’analyse, c’est quelque chose que je trouve déjà intéressant à raconter. Chercher la raison de ce recrutement et l’apport concret de leur travail dans la performance de l’équipe, ça permet déjà de parler du foot d’aujourd’hui, mais aussi d’anticiper sur celui de demain. Ce sont des gains marginaux, mais qui, tous additionnés, finissent par faire un gain qui n’est plus marginal.
Je pense que l’origine de tout ça, ce sont les débuts de l’analyse vidéo. Même si c’est une époque que je n’ai pas connue, car je suis trop jeune. Quand une poignée de pionniers faisaient de l’analyse de matchs avec des cassettes VHS et que tout le monde se demandait ce qu’ils faisaient. Et c’est l’impression que j’ai aujourd’hui avec la data ou d’autres sujets. Qu’il y a encore des réticents, mais que dans quinze ou vingt ans, ce sera tellement ancré dans les habitudes que tout le monde aura pris le pli.
Par ailleurs, j’ai l’impression qu’on pose aujourd’hui les bases d’un sport qui limitera au maximum la part d’incertitudes liée au hasard. Il y a vingt ans, on faisait juste de l’analyse vidéo et un peu de préparation physique, mais ce n’était clairement pas aussi poussé qu’aujourd’hui. Il y avait encore un côté « recette de grand-mère » qu’on ne trouve plus aujourd’hui où tout est réfléchi et pensé en amont. Alors on peut penser et déplorer que le sport perd de son romantisme. Mais n’étant pas un grand romantique du sport, je l’avoue, je me retrouve là-dedans. On a certes écrit sur le romantisme du 10, notamment de Riquelme qui est considéré comme l’archétype du 10 romantique. Et j’adore Riquelme. Maintenant, je me place dans la situation d’un entraîneur qui doit savoir si ses joueurs courent assez ou pas et qui a besoin de rationaliser son travail. Donc ça peut paraître froid de voir, par exemple, un joueur qui sort de l’équipe sur la base de l’analyse de ses données. Mais moi, c’est quelque chose qui me parle ce côté quantifiable du travail et de ses résultats. Sans vouloir critiquer, mais ça me fait plus rêver que les histoires racontées dans certains articles de So Foot où on te raconte des histoires de joueurs improbables qui mettaient des triplés après avoir passé la nuit bourrés en boîte.
Un aspect intéressant du livre, que l’on retrouve par exemple dans les écrits de Philippe Rodier sur le management sportif, c’est le fait qu’être manager de foot, c’est coordonner le travail de tout un tas de métiers différents. Et qu’il ne maîtrise pas du tout pour certains d’entre eux. Est-ce que ce n’est pas à rapprocher de l’émergence depuis vingt ans de ces entraîneurs « cadres supérieurs » issus de formations universitaires en sciences du sport et qui n’ont pas forcément de « vraie » formation d’entraîneur ? Comme Mourinho ou Nagelsmann, par exemple.
Oui, même s’il existe aussi des contre-exemples comme le cas de Johan Cruyff qui est l’une de mes idoles. Même s’il était ancien joueur et issu du terrain, il savait clairement où se limitaient ses compétences et reconnaissait ne rien connaître à certains sujets. Par exemple, il ne voulait pas que l’on s’immisce dans ses choix tactiques, mais ne savait quasiment pas animer une séance d’entraînement. Donc il prenait un adjoint qui gérait parfaitement l’animation et le contenu des entraînements, par exemple. Donc on en arrive à une rationalisation du fait que chacun gère le sujet qu’il maîtrise le mieux.
Pour prendre un cas que je connais bien, c’est ce que Campos avait mis en place à Lille avec Galtier comme entraîneur. Il avait imposé un staff avec des rôles bien définis que Galtier ne connaissait même pas au début, d’ailleurs. Mais l’entraîneur des gardiens avait tel vécu universitaire, le préparateur physique avait telle expérience et tel diplôme… Il faut évidemment que ça fonctionne en bonne intelligence et le facteur humain est évidemment très important. Mais je connais aujourd’hui un club de national 3 qui a un analyste vidéo, un entraîneur des attaquants, un des milieux, un des défenseurs et un pour les gardiens. On se rapproche des entraîneurs par phases de jeu comme on peut en voir dans le rugby, par exemple. Et d’ailleurs, on s’approche aussi du rugby sur le fait que de plus en plus de membres des staffs, notamment les analystes tactiques, sont en tribunes pour mieux voir le terrain de manière globale.
Tout ça pour dire que oui, les entraîneurs « cadres sups » ou issus du monde universitaire sont en train de s’imposer dans le monde du foot et que cette ultra-spécialisation va de pair. Même si les anciens joueurs gardent une place importante parce que comprendre le ressenti du joueur est évidemment un gros plus pour un entraîneur. Mais dans toutes les composantes d’un club, toute l’expertise que tu peux avoir en regardant des matchs ou en accumulant des connaissances diverses est supérieure à ce que tu peux amener avec un vécu d’ancien joueur. Alors certes, tu as des clubs comme Lyon ou Montpellier qui donnent encore une part prépondérante aux anciens joueurs de la maison. Mais face à ça, tu as le fonctionnement d’une entreprise comme Red Bull qui, pas seulement dans le foot d’ailleurs, agrège des pointures dans tous les domaines connexes et qui réussit aussi à performer. Et on voit que ça infuse dans le monde du foot dans la mesure où le fait de ne pas être ancien joueur est de moins en moins discriminant.
Après, moi qui n’ai pas joué au foot et qui joue très mal, je me retrouve peut-être plus dans ce modèle-là. Et ça vient clairement de l’école post-Queiroz au Portugal, comme avec Mourinho. Et c’est aussi en effet très présent en Allemagne où on le voit avec Tuchel ou Nagelsmann.
Vous consacrez un chapitre complet au scouting. On voit aujourd’hui des clubs qui ont des bases de données de dizaines de milliers de joueurs. Avec du suivi de joueurs obscurs de divisions inférieures en Amérique du Sud ou dans les pays de l’Est. Ce n’est pas un peu trop ? Est-ce que ça sert vraiment à quelque chose au final ?
Il y a suffisamment de contre-exemples aux « bonnes pratiques » ou à la minimisation du risque qu’on se dit toujours que ça pourrait être utile. Il y a un exemple connu à ce sujet, c’est l’ancien président du Clermont foot qui rencontrait les gens au resto et regardait plus le feeling humain que les compétences avant de les nommer entraîneurs. Et les résultats suivaient. C’est comme toutes ces histoires réelles de joueurs recrutés sur recommandation d’agents après avoir été à peine supervisés sur vidéos et qui s’avèrent être bons. Alors que dans le même temps, des joueurs vus plusieurs fois par plusieurs membres du staff tous unanimes sur leurs capacités s’avèrent être des échecs. Donc, ça n’annule pas les risques. Mais je pense qu’il n’y a jamais trop d’information, même s’il faut évidemment filtrer. Après, chacun met le curseur où il le sent, mais les recrutements 100 % datas, je ne suis pas pour non plus. Moi, il faut quand même discuter avec la personne, discuter avec elle, savoir si elle maîtrise une langue étrangère, si elle a déjà vécu à l’étranger…
Pour en revenir à ta question de savoir si on en fait pas trop, je peux te citer ce que m’a dit le responsable de la cellule recrutement de Nice. Il m’expliquait que, parfois, un membre du staff allait superviser une recrue potentielle et ne regardait qu’elle. Et que quand il se voyait proposer de recruter un autre joueur vu le même jour, il se voyait obliger de superviser à nouveau alors que c’était parfois un joueur vu plusieurs fois et qu’on n’avait juste pas pris la peine d’observer. Donc maintenant, quand il se déplace pour une supervision, il regarde aussi les autres joueurs sur le terrain et note ce qui peut l’intéresser. Là où je suis assez d’accord avec toi, c’est quand on parle de top club européens qui collectent des joueurs issus de divisions inférieures dans des pays improbables. Que Liverpool ou le Real suivent la première division slovène, par exemple, je peux comprendre. Qu’ils descendent jusqu’en deuxième ou troisième division, par contre, c’est ridicule. Aucun joueur de ce niveau-là n’a évidemment le niveau d’un club de ligue des champions. Ça fait plus démonstration de force pour se donner bonne conscience ou faire de l’esbroufe en disant qu’on a amassé un maximum d’infos que ce que ça n’est réellement utile.
D’ailleurs, d’une manière générale et pas seulement dans le recrutement, je trouve l’analyse de données passionnante, mais si tu ne sais pas comment filtrer ça n’a pas d’intérêt. Tu ne fais qu’accumuler des chiffres sans intérêt et sans but ni logique. Donc il faut vraiment trier pour en sortir quelque chose d’intéressant.
Au sujet de la data, on a l’impression que le sujet ne peut générer qu’un point de vue extrême. Avec soit des gens qui ne veulent pas en entendre parler, soit des datageeks qui fantasment un football à la Moneyball(1). Est-ce que finalement, votre travail ne consistait pas avant tout à remettre les datas à leur véritable place dans l’importance qu’on leur donne ?
Clairement, pour moi. Après, je ne sais pas comment les trois autres auteurs le perçoivent. Et c’est vraiment quelque chose qui me tient à cœur. Parce que je suis sans cesse confronté à ces deux extrêmes. Sur Twitter, je vois beaucoup de furieux qui ne jurent que par la data. Même si c’est lié en partie aussi aux comptes que je suis. Et dans mes activités de journaliste, notamment à la voix du nord, je tombe souvent sur des gens qui ignorent jusqu’à la définition des expected goals ou critiquent sans même avoir cherché à comprendre. Sauf que c’est tout de même devenu un outil utilisé dans tous les clubs, je n’invente rien. Donc je suis un peu dans un entre-deux entre des gens qui ne savent plus analyser un match autrement et d’autres qui refusent de se mettre à la page.
Je n’ai pas écrit tous les chapitres qui parlent de la data. Ne serait-ce que parce que c’est une thématique que l’on retrouve en plusieurs endroits du livre. Mais d’une manière générale, quand on décrit le fonctionnement du football actuel et qu’on essaie d’anticiper un peu sur le futur, la data est le sujet qui fait le plus l’objet de fantasmes et de notions préconçues. Et clairement, le foot à la Moneyball envisagé par certains est impensable.
On commence quand même à connaître pas mal d’acteurs du monde du foot et on voit notamment que de nombreux joueurs eux-mêmes ne sont pas au courant de leurs propres stats. Notamment parce qu’il y a des choses qu’ils ne formalisent pas, mais font de manière purement instinctive. Par exemple, quand on parle de stats sur l’occupation d’une zone précise du terrain, c’est parfois quelque chose que les joueurs font instinctivement sans avoir besoin de se l’entendre dire par une analyse vidéo. Il reste encore de l’humain dans la réflexion sur le jeu et toutes les prises de décisions des joueurs ou même des entraîneurs ne sont pas forcément quantifiables de manière formelle.
Par ailleurs, il y a aussi des stats qui sont souvent analysées de manière incomplète. Si tu regardes les chiffres d’analyse du pressing, par exemple, une équipe avec une très grosse possession va forcément beaucoup plus presser dans le camp adverse par rapport à une équipe ayant une possession plus faible. Il faut donc toujours garder à l’esprit qu’une statistique peut être contrebalancée par une autre. Par ailleurs, ceux qui fantasment un football géré uniquement par les datas vont finir par vouloir chiffrer tout et n’importe quoi, comme des tests de personnalité. Alors qu’il faut toujours garder en tête la part d’humain. Un club comme Mitjylland en arrive par exemple à chiffrer le nombre de leaders dans son groupe, le nombre de suiveurs… On est loin du Moneyball.
Il faut juste prendre conscience que la data n’est ni un gros mot ni une solution miracle.
Vous consacrez un gros chapitre à la préparation mentale. On a l’impression que c’est encore un sujet tabou dans le sport. Pas seulement dans le foot d’ailleurs.
C’est une partie qui a été faite par Philippe parce que cela lui tenait à cœur et parce qu’on trouvait important de démythifier la légende selon laquelle on ne va chez le psy que quand on ne va pas bien. Ce n’est un secret pour personne que le milieu du foot est un milieu macho où le fait d’être suivi par un psy est un aveu de faiblesse pour beaucoup de gens.
C’est une partie d’autant plus importante que c’est un sujet où il existe encore une énorme marge de progression. Sur la préparation physique, par exemple, on est presque au maximum accessible. On pourra sans doute améliorer les choses de manière marginale, mais on a aujourd’hui des spécialistes à la pointe sur tous les aspects que cela recouvre : la réathlétisation, la récupération… Alors que sur le mental, il y a encore énormément d’angles morts inexplorés : comment se remotiver après une victoire ou comment surmonter une grosse défaite, par exemple. Il faut juste intégrer que la préparation mentale est un aspect comme un autre de la préparation d’un sportif de haut niveau.
Mais ça progresse tout de même. La psychologue que l’on interroge dans le livre est passée par Lens et a ensuite été recrutée par Rennes qui a revendiqué son recrutement comme une bonne chose. Pareil, certains clubs avouent aujourd’hui volontiers qu’ils font du yoga pour se préparer mentalement.
Par ailleurs, ce qui peut toujours surprendre, c’est de voir comment dans un sport aussi professionnalisé, il reste encore des pratiques très amateurs. Le foot est probablement le sport qui génère le plus d’argent à l’échelle mondiale. Mais on y utilise encore parfois des recettes datant de plusieurs décennies et on y trouve des gens réfractaires au progrès alors qu’ils ont les moyens financiers d’y accéder. Je trouve parfois d’ailleurs assez effarant le peu de réflexion sur certaines décisions quand on voit les sommes engagées. Si tu regardes le documentaire de Netflix sur Sunderland, tu vois parfois le président rajouter de fortes sommes sur son recrutement quasiment sur un coup de tête.
En plus, quand je vois la pression que peuvent mettre les supporters sur les joueurs, je me dis que la préparation mentale a d’autant plus d’intérêt. Moi j’en arrive parfois à m’énerver pour trois mauvaises critiques sur Twitter, et je vois ces gars à qui on demande d’être au top de leurs capacités physiques et mentales quand ils sont parfois insultés par des milliers voire des dizaines de milliers de personnes.
Tu as vaguement évoqué le sujet de la place de l’entraîneur en bord de touche. Au fur et à mesure que le management se modernise, est-ce que tu penses que cela pourrait évoluer ? Pourquoi pas, après tout, imaginer un coach dans une salle avec des écrans géants diffusant la vidéo du match sous plusieurs angles et toutes les stats en direct, non ?
La question de la présence en bord de terrain est une question que l’on a posée et la plupart des entraîneurs ont reconnu plus ou moins franchement que le rôle en bord de terrain tient plus de la représentation qu’autre chose. La plupart nous disent, même s’ils en rajoutent peut-être, que les joueurs ont besoin de ressentir leur présence et leur soutien. Je pense qu’il y a une part de vérité. Et je pense aussi qu’il y a un côté « On a toujours fait comme ça ».
Par contre, ce que je n’exclus pas dans un futur assez proche, c’est de voir des entraîneurs fonctionnant par binôme avec un gars plus tacticien, et un autre plus manager humain. Et que le coach plus axé tactique soit en tribunes. Par exemple, pour le livre, on a interrogé Patrick Collot qui était adjoint de Christian Gourcuff. Collot était plus axé sur le travail humain et faisait les causeries tandis que Gourcuff gérait toute la partie stratégique. Et bien là, j’imaginerais facilement Gourcuff en tribunes pour analyser de manière plus poussée pendant que Collot reste au bord du terrain pour encourager les joueurs et les pousser de la voix.
Je serais d’autant plus tenté par cette idée que, pour avoir fait les deux, je sais bien qu’en bord de terrain on ne voit rien ou presque. Sans compter que la majorité des joueurs ne peut même pas entendre le coach quand il crie. Donc l’influence d’un coach en bord de terrain est des plus minime et il ne suit que très mal le match puisqu’il ne voit quasiment rien. Je ne prétends pas que ce soit la solution parfaite. Mais je pense que certains entraîneurs auraient plus de facilité à analyser ce qu’il se passe dans cette configuration. Après, on pourra toujours nous rétorquer qu’après tout, il y a déjà des analystes tactiques dans le staff qui voient le match en tribune. Et dans l’absolu, si le coach estime que l’analyste est tout aussi capable que lui, ça peut s’entendre.
Mais la vision parcellaire des coachs peut aussi se voir en conférence de presse d’après match. Je suis persuadé que beaucoup n’ont pas la même vision des choses à ce moment-là que celle qu’ils auront le lendemain quand ils auront pu visionner le match sous un meilleur angle. Dans la couverture que je fais du LOSC sur la voix du nord, j’ai vu plusieurs fois Galtier en conférence de presse d’avant-match revenir sur ses propos tenus à la suite du match précédent.
Mais je pense globalement que l’influence d’un coach en bord de terrain reste très limitée.
Vous consacrez toute une partie aux tirs au but. Est-ce que tu ne trouves pas dommage que l’idée que les tirs au but sont une loterie est encore trop ancrée dans les mœurs ? Alors que vous prouvez qu’il existe des moyens d’améliorer l’efficacité d’une équipe sur cet exercice.
C’est embêtant. Mais le tir au but a ceci de particulier qu’un tir au but mal tiré peut être quand même marqué et qu’un tir au but bien exécuté peut être raté. La fameuse phrase toute faite selon laquelle si c’est arrêté c’est que c’est forcément mal tiré… Dans l’absolu, tu peux glisser au moment de frapper et rater. Tu peux frapper au ras du poteau et voir le gardien plonger sur ta frappe parce qu’il aura pris le risque d’anticiper. Objectivement, si tu juges la trajectoire et la vitesse du tir, tu peux voir que certains tirs corrects sont parfois arrêtés. Alors certes, si le tir est monstrueusement fort et bien placé, le gardien ne peut rien faire. Mais un tir peut être correct sans être inarrêtable.
Alors certes, je peux comprendre qu’on parle de loterie quand un joueur qui a bossé comme un malade à l’entraînement où il les met tous se rate le jour J. Alors oui, c’est rare, les conditions d’une séance à l’autre sont non reproductibles… Mais ce n’est pas pour autant, comme pour tous les aspects développés dans le bouquin d’ailleurs, que tu ne peux pas essayer de limiter les risques et mettre de ton côté les chances qui sont accessibles, fussent-elles limitées. Savoir qu’un tireur tire très majoritairement du même côté, c’est intéressant pour un gardien. Même chose, j’avais vu le témoignage d’un joueur, je ne saurais plus dire lequel, qui expliquait que quand il n’était pas bien dans son match et avait besoin de se rassurer, tirait de son côté fort. Et s’autoriser à utiliser son côté faible quand il était plus en forme. Alors, oui, ce sont des informations parcellaires, mais qui, bien utilisées, peuvent permettre un gain. Même marginal. Tu peux aussi jouer sur le côté mental de l’adversaire en essayant de le déstabiliser, comme Chiellini à l’Euro, par exemple. Donc, non, ce n’est pas une loterie. Oui, il y a une partie non maîtrisable. Mais si tu pars du principe que la présence de paramètres non maîtrisables en fait forcément une loterie, alors tu ne t’entraînes même plus. Puisqu’après tout, tu as des paramètres non maîtrisables en match aussi.
Je peux comprendre le fait d’utiliser cet argument après une défaite pour se défausser. Mais dire que c’est une loterie même après une victoire, j’ai du mal à comprendre. Peut-être qu’il y a une part de chance notamment parce que l’équipe gagnante n’a pas travaillé cet exercice. Après oui, la part de chance est de hasard est sans doute plus difficilement réductible sur une séance de tirs au but que sur un match. Parce que c’est un échantillon compressé puisqu’il n’y a que cinq tirs. Donc un poteau rentrant ou sortant, ça influe sur vingt pour cent du résultat.
Finalement, ce qui ressort de votre livre s’il fallait en tirer une leçon, c’est qu’on peut perdre en ayant optimisé tous les paramètres et gagner sans l’avoir fait.
Oui, clairement. D’un côté, c’est quelque chose qui me frustre, de l’autre, c’est ce qui fait la beauté du foot aussi. Parce que si tout était prévisible par un algorithme, ça perdait tout son sens. C’est vrai que pour quelqu’un comme moi qui suis adepte de la rationalisation des choses, ça me frustre de voir des équipes qui font tout ce qu’il faut et perdre. Récemment, j’ai vu un match de playoffs de Major League Soccer où une équipe est passée aux tirs au but après un 0-0 alors qu’il y avait eu vingt-trois tirs à zéro pour leurs adversaires dans le jeu. Même chose où tu as des joueurs qui vont faire attention à tous les paramètres physiologiques comme le sommeil ou la préparation physique et se blesser souvent. Quand d’autres sont tout le temps en forme malgré une hygiène de vie déplorable. Au moins à moyen terme. Alors on pourra sans doute gratter quelques pourcents d’optimisation sur tous les paramètres. Mais on ne pourra jamais maîtriser un poteau rentrant ou sortant. Si tu prends le but que Kompany marque pour offrir le titre à city l’année de son départ, tous les paramètres sont contre lui, il ne doit jamais tirer de là où il tire. Même Guardiola le dit. Et pourtant il le tente et ça rentre. Et tu as tout un tas d’exemples qui vont dans ce sens. La meilleure défense de l’année dribblée intégralement par un attaquant en état de grâce. Un défenseur irréprochable qui pète un câble et prend un rouge au bout d’une minute de jeu…
On ne pourra jamais quantifier ça. Et c’est ça qui fait que les gens continuent à s’intéresser au foot. Contrairement au basket ou au rugby où la hiérarchie est majoritairement respectée. Alors qu’en foot, tu peux encore voir des exploits se produire ponctuellement. Voire parfois sur la durée comme les exemples de Leicester en premier league ou Montpellier en ligue 1. Et c’est en général quand tu fais le deuil de la possibilité de tout maîtriser que tu peux bien faire les choses. Si tu arrives avec l’espoir d’absolument tout quantifier et rationaliser, tu ne t’en sortiras jamais. Mais malgré toute la meilleure préparation du monde, tu peux passer à travers parce que ça reste de l’humain et que l’humain est quelque chose de d’impossible à maîtriser.
- Titre original du film Le stratège, qui raconte l’histoire vraie d’un coach de baseball nommé Billy Beane (joué par Brad Pitt) ayant réussi à obtenir des résultats exceptionnels avec un faible budget en ne recrutant que des seconds couteaux sur la base de statistiques que personne ne consultait.
Propos recueillis par Didier Guibelin