Pour la sortie du livre Au cœur du grand déclassement, LDF a recueilli les propos de Jean-Baptiste Forray, l’auteur.
Vous ouvrez le livre sur la phrase d’Isabel Salas Mendez, directrice du sponsoring de Peugeot : « Le football véhicule des valeurs populaires or nous, on veut monter en gamme. » Cette phrase d’apparence anodine est d’une violence symbolique énorme pour la communauté des salariés de Peugeot et, plus largement, la population du pays de Montbéliard.
En effet. Elle a d’ailleurs été ressentie comme une gifle par les habitants et par les supporters du FC Sochaux. En plus, c’est une phrase qui est prononcée dans un contexte particulier. A peine quelques années après que le club ait été bradé par Peugeot en 2014. Et à un moment où il était au fond du trou, que ce soit sur le plan sportif ou financier.
Et je pense que cette phrase était davantage dirigée contre le FC Sochaux que contre le football en général. Ce qui pose problème à une marque comme Peugeot qui veut monter en gamme et toucher une clientèle plus huppée, ce n’est pas tant le football en lui-même que le fait d’associer son image à cette ville usine où « ça sent l’huile de vidange » qu’est Sochaux. D’ailleurs, on peut constater que Citroën, la marque sœur de Peugeot, a longtemps été un sponsor important du Paris Saint Germain. Pareillement avec Fiat dont le lien avec la Juventus ne pose aucune difficulté en terme d’image. Par contre, une ville comme Sochaux, qui renvoie une image très éloignée de la clientèle visée par Peugeot à ce moment-là pose clairement problème.
Pourtant, dans le livre, vous revenez sur le départ de Benoit Pedretti à Marseille en 2004. Où il avait tenu des propos qui lui ont été beaucoup reprochés en disant que l’OM était le club de son cœur. Alors qu’il est originaire de la région, fils d’un ouvrier d’un sous-traitant de Peugeot et formé au club. C’était un premier avertissement quand on y repense, non ?
Je ne pense pas. En 2004, quand le club remporte la Coupe de la ligue, il y a une encore vraie communion entre le club, la région et Peugeot. L’usine est décorée en jaune et bleu, l’entreprise affrète des moyens de transport pour permettre à ses salariés et leur famille d’aller au stade de France pour la finale… Donc le contexte n’a rien à voir avec ce qu’il est devenu quand Isabel Salas Mendez sort cette phrase polémique.
Je pense que Pedretti est juste à l’image des footballeurs de sa génération. Parce que dès les années 80, des joueurs issus du club comme Franck Sauzée ou Stéphane Paille allaient déjà dans des clubs plus huppés. Mais ils ne le disaient pas de manière aussi franche que Pedretti dans les médias. Je pense juste qu’il a péché par excès de zèle. Il est d’une génération qui a grandi avec un OM triomphant et a parlé avec la foi d’un converti en arrivant à Marseille.
Mais là où je rejoins un peu votre hypothèse, c’est en effet que ça a été très durement ressenti par les supporters, autant que la phrase d’Isabel Salas Mendez. Et Pedretti n’est clairement pas aimé du tout à Sochaux. Ce qui est d’ailleurs un peu injuste parce qu’il a contribué à écrire une belle page de l’histoire du club. Sans compter qu’il avait prolongé un an avant justement pour permettre à Sochaux de gagner de l’argent sur son transfert. Ce qui était un geste plutôt noble de sa part.
Après, peut-être aimait-il sincèrement l’OM dans son enfance. Mais c’est un joueur qui doit beaucoup au FC Sochaux et à Peugeot. Il a participé aux stage de foot Peugeot pendant les vacances, a grandi avec Camel Meriem et Pierre-Alain Frau qui sont eux aussi issus de ce moule-là et fils d’ouvriers de Peugeot.
Un autre point que vous évoquez dans le livre, c’est le fait que l’identification est encore plus renforcée par le fait que les joueurs étrangers du FC Sochaux sont souvent issus des pays d’où proviennent les ouvriers immigrés de Peugeot, qu’ils soient maghrébins ou yougoslaves.
Alors je n’ai pas énormément creusé le sujet, mais je pense que c’était volontaire de la part des dirigeants de Peugeot. Ce qui me fait penser ça, c’est qu’il y avait par exemple des journaux internes à l’usine. Ces journaux étaient traduits dans les langues des ouvriers immigrés et racontaient, entre autres, les matchs du FC Sochaux. Et ils insistaient sur les performances des joueurs issus des mêmes pays que ces ouvriers. Il y avait notamment une grosse diaspora yougoslave chez les ouvriers de la Peuge et qui était représentée par Bazdarevic et Hadzibegic sur le terrain.
Même chose avec les ouvriers venus d’Afrique du nord qui étaient représentés sur le terrain par Abdel Djaddaoui qui, en plus, avait été ouvrier (mais pas chez Peugeot) avant d’être joueur professionnel. Et qui était le capitaine de l’équipe, en plus.
Concernant les yougoslaves, on peut même rajouter Danijel Ljuboja qui a lui été même formé au FC Sochaux et qui donc représentait sa communauté d’origine et le pays de Montbéliard.
Vous consacrez un long passage du livre à ce qui s’est passé au FC Sochaux après la revente par Peugeot. D’abord avec un actionnariat chinois qui n’a aucunement les moyens d’investir dans un club de football professionnel. Puis des dirigeants espagnols qui sont clairement plus là pour se servir sur les restes de la bête que pour faire fonctionner le club. Est-ce que finalement, les affres de la mondialisation n’ont-elles pas été ressenties plus durement par le FC Sochaux que par les ouvriers de Peugeot ?
Oui, en effet. Il y a eu une forme d’identification de la part des supporters, qui sont pour la plupart des salariés de Peugeot. Ils se sont dit que ça allait leur arriver à eux ensuite. D’ailleurs c’est à cette époque-là que l’actionnariat de PSA (ndr, le groupe Peugeot-Citroën) change franchement. La famille Peugeot devenant un actionnaire parmi d’autres au côté de l’état français ou du groupe chinois Dongfeng. Beaucoup pensent d’ailleurs qu’il y a un lien entre la présence de Dongfeng au sein du capital de PSA et le fait que le repreneur du FC Sochaux soit chinois. Même si ce n’était pas du tout le cas. D’ailleurs, beaucoup ont vu ça comme un message subliminal de Carlos Tavares, le patron de PSA, sur le mode « Si vous ne cravachez pas à l’usine, il va vous arriver la même chose qu’au FC Sochaux. » Et la productivité à l’usine a augmenté après la vente du club. Au fond, c’était un signal envoyé par la gouvernance sur le fait que Sochaux n’était plus l’usine « enfant chéri » de la marque, mais un site comme un autre et en concurrence avec d’autres.
Dans cette opération-là, il reste encore beaucoup de zones d’ombre selon moi. On comprend mal comment une entreprise aussi carrée que PSA a pu brader son club a des gens aussi peu recommandables. Ma thèse à ce sujet, même si elle n’engage que moi, c’est qu’ils voulaient vendre très vite et se sont débarrassés du club auprès du premier repreneur venu sans même avoir bien regardé de qui il s’agissait. Même des supporters du club avaient compris le problème tous seuls en voyant que la valorisation boursière de ce groupe était juste exorbitante au regard de son chiffre d’affaires. Ce qui est d’ailleurs hors norme, c’est de voir que le FC Sochaux, qui avait toujours été tenu à l’écart de ces problèmes liés à la mondialisation, les a tous subi en seulement cinq ans. Un patron voyou, un consortium vautour qui a tenté de faire main basse sur les joueurs du centre de formation qui sont pourtant le principal trésor du club… Je raconte d’ailleurs cette anecdote très parlante dans le livre au sujet de ce consortium. La responsable de la billetterie ne parle pas un mot de français et utilise Google traduction pour les slogans des campagnes d’abonnements et déniche des logos de lions dans des banques d’images au lieu d’utiliser le lion historique du FC Sochaux.
Aujourd’hui, cela va beaucoup mieux. Le club est toujours sous actionnariat chinois, mais avec une entreprise beaucoup plus recommandable. Les résultats sont corrects. Le club s’inscrit dans un cycle plus vertueux au regard de la période 2014-2019.
Vous avez fait, dans la réponse à la première question, une allusion au lien entre Fiat et la Juventus. D’autres grands groupes industriels possèdent des clubs. Phillips avec le PSV Eindhoven, ou même Volkswagen, un autre constructeur automobile, avec Wolfsburg, qui est une ville industrielle aussi et un club au passé moins prestigieux que le FC Sochaux. Pourquoi cela ne pourrait-il pas marcher en France ?
Je crois que les allemands ont su maintenir un patriotisme industriel chevillé au corps. L’essentiel de la production des grandes marques automobiles allemandes se fait toujours en Allemagne. Certes, il y a beaucoup de sous-traitance avec les pays de l’Est. Mais il se produit quatre à cinq fois plus de voitures sur le sol allemand que sur le sol français. Le capitalisme allemand reste plus attaché à ses racines que ne l’est le capitalisme français.
La famille Peugeot s’inscrivait un peu dans cette veine-là. C’était une vieille famille protestante, dans une région longtemps détenue par des princes protestants germaniques. Durant la grande majorité de son magistère à la tête de Peugeot, les usines du groupe ont été implantées en France. PSA a quand même beaucoup moins délocalisé que Renault par exemple. Et c’est d’ailleurs au moment où la famille Peugeot n’a plus dirigé le groupe que le club a été vendu et qu’il y a commencé à y avoir des délocalisations. Elle se sont certes faites à bas bruit, car Carlos Tavares a réussi à tailler dans les effectifs sans fermer d’usine.
Après concernant la Juventus, elle fait certes partie de l’image de marque de Fiat mais appartient à la famille Agnelli plus qu’à la firme. Concernant Wolfsburg, la comparaison est limitée car le FC Sochaux, à la différence du VFL Wolfsburg, n’a jamais été un vecteur commercial. L’activité utilisée par Peugeot pour doper ses ventes, c’était le sport automobile. Comme avec les victoires en rallye de la 205 turbo 16 dans les années 80 ou celles de la 905 aux 24 heures du Mans au début des années 90.
Propos recueillis par Didier Guibelin