Pour la sortie du livre « Ce que le football est devenu« , LDF a recueilli les propos de Jérôme Latta, l’auteur du livre, secrétaire de rédaction de la revue Regards et chroniqueur pour lemonde.fr.
En lisant le livre, la première remarque que je me suis faite, c’est qu’il propose une sorte de synthèse de toutes les thématiques que tu défends ou combats régulièrement dans tes articles, comme le football populaire, la financiarisation du foot… Qu’il s’agisse de tes travaux dans les Cahiers du foot, sur lemonde.fr ou d’autres médias où tu écris régulièrement.
J’avais en effet envie de remettre en perspective tout ce que j’avais abordé depuis quasiment vingt-cinq ans au gré d’articles ponctuels qui réagissaient à des faits d’actualité, ou qui abordaient un angle particulier. C’est-à-dire de reconstituer l’histoire de « ce que le football est devenu » au cours des trois dernières décennies. Car j’estime que ces évolutions, ces phénomènes n’ont pas été assez décrits, qu’ils n’ont même pas été nommés, et donc ni analysés, ni critiqués.
Tu reprends dans le livre une thèse développée par le sociologue Manuel Schotté dans son livre La valeur du footballeur où il critique cette vision qui consiste à mettre toute la financiarisation du football des années 1990 sur le compte de l’arrêt Bosman. Selon lui, il a plutôt été un symptôme ou un accélérateur.
Il a raison. Son analyse souligne que toutes les évolutions en question prennent racine bien avant les années 1990. De fait, elles ont connu une très forte accélération dans les années 1990 grâce à la croissance assez phénoménale de l’industrie du football – au travers, essentiellement, de celle des droits télévisuels. L’arrêt Bosman a effectivement servi d’épouvantail et a été présenté comme une cause quasiment unique de ce que l’on qualifie de « dérives » du football, sans véritablement les décomposer et les analyser toutes leurs dimensions. L’arrêt Bosman est bien pratique parce qu’on peut lui attribuer tous les maux, en s’épargnant à la fois de voir des causes plus multiples et de s’attaquer à celles-ci. Notamment en rétablissant des régulations strictes – l’arrêt Bosman était précisément une mesure de dérégulation –, pour compenser l’accélération de l’accroissement des inégalités économiques et sportives que l’on constate, depuis, au sein du football européen.
Tu soulignes aussi dans le livre l’absence de contrôle politique qui a permis cette dérégulation. Voire certains encouragements politiques tacites via des statuts fiscaux privilégiés pour les grands joueurs.
En tout cas, on a assisté à une démission politique, que ce soit au sein des pouvoirs sportifs ou des pouvoirs publics – nationaux et européens. Ces pouvoirs se sont eux aussi repliés derrière une vision fataliste de la libéralisation du marché des footballeurs et de l’industrie du football en général afin de ne pas les analyser et ne pas envisager de solutions pour les limiter. On peut établir un parallèle entre l’évolution globale de l’Union européenne et celle du football, au travers de la concurrence entre tous les pays et d’un dumping fiscal et social. Un dumping qui vise à favoriser la compétitivité des clubs, comme on favorise la compétitivité des entreprises nationales. Cela a conduit à un nivellement par le bas avec les exemptions fiscales accordées la rémunération des footballeurs. Particulièrement les mieux payés, au travers notamment du dispositif d’impatriation qui a concerné des joueurs comme Messi ou Neymar. Alors que, moralement ou politiquement, il est difficilement défendable d’alléger la fiscalité des plus riches. Là aussi, le parallèle est évident entre le football et l’ensemble des économies européennes.
Tu abordes la « complicité » des médias spécialisés envers ces transformations, qu’ils dénoncent rarement. Certains se portent même en défense du foot-business, notamment en appuyant ce discours sur la compétitivité des clubs. Cela a aussi contribué à accélérer le phénomène ?
Disons qu’il y a eu une passivité des médias sportifs qui a confiné à la complicité, à une caution implicite. En réalité, que ce soit dans les médias sportifs ou les autres, on entend assez peu de discours qui défendent ouvertement le système actuel – un système inégalitaire qui enrichit les plus riches, qui récompense la richesse plutôt que le mérite sportif… Ce discours n’est pas défendable tant il est contradictoire avec des principes et des valeurs fondamentales du sport : l’équité des compétitions, l’idée que tout le monde commence une compétition en partant à armes à peu près égales… En tout cas qu’il n’existe pas de mécanismes artificiels et non-sportifs qui avantagent les uns par rapport aux autres.
Comment expliquer cette passivité ou cette adhésion ?
Il y a plusieurs explications, comme la difficulté, pour la presse sportive, de mettre en perspective des évolutions de long terme, tant l’actualité du football est multiquotidienne : ce flux continu compromet la capacité à prendre du recul. Il y a aussi un tropisme plutôt conservateur dans les médias sportifs, qui ne vont pas spontanément s’opposer à la croissance économique, ou à ces évolutions-là. Enfin, et c’est sans doute le facteur principal, plus le football est spectaculaire, riche, assis sur une économie puissante, plus l’économie des médias sportifs prospère.
La croissance médiatique et économique du football, sa place ascendante dans la hiérarchie de l’information et dans la société en général, constituent des avantages pour les médias sportifs, qui y trouvent une gratification à la fois économique et symbolique. Alors même s’il y a des facteurs structurels, historiques ou sociologiques, les médias sportifs ont fait le choix « politique » de cautionner ces évolutions. Aussi contradictoire que cela puisse être avec des principes et des valeurs qu’ils invoquent fréquemment, même si c’est surtout de manière incantatoire.
Les « dérives » du football sont pourtant régulièrement dénoncées…
Des indignations sporadiques s’expriment en effet de temps en temps, avec des éditos indignés par exemple. On a pu le voir au moment du lancement, finalement avorté, de la Super Ligue en avril 2021, qui a suscité un vaste front du refus. Tout à coup, on a lu et entendu des discours qui auraient pu être tenus depuis dix ou vingt ans, des termes parfaitement justes qui n’avaient jamais été prononcés avant, comme « caste » ou « oligarchie ». On a pu penser, à ce moment-là, qu’il y avait une prise de conscience et que plus rien ne serait comme avant. Mais ça n’a été qu’un feu de paille, et on est très vite revenu à l’ordinaire en célébrant quelques mois après le mercato spectaculaire du PSG ou le retour de la Ligue des champions, comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait aucun lien entre ce lancement avorté de la Super Ligue et toutes les évolutions qui avaient précédé et qui se sont poursuivies depuis.
Comme l’arrêt Bosman, le projet de Super Ligue n’était pas en soi une révolution ?
On peut souligner que le jour même du lancement de la Super Ligue, l’UEFA présentait la future formule de la Ligue des champions, qui prendra effet en 2024-2025. Or cette formule prolonge les évolutions antérieures de cette compétition, évolutions dont une ligue privée et fermée serait l’aboutissement logique – simplement en franchissant une étape supplémentaire, mais symboliquement très forte. Ce projet de Super Ligue s’inscrivait dans la continuité directe de la Ligue des champions, constituait un aboutissement logique, et si l’on se contente de le condamner sans admettre cela, on se prive d’une capacité d’analyse, mais aussi d’une capacité à promouvoir des réformes et des régulations pour contrer les projets de ce type-là.
Le public est pourtant séduit par ce football-là. Beaucoup de gens s’extasient devant la Ligue des champions sous sa forme actuelle, ou sont excités par chaque mercato. Est-ce que l’acceptation du public n’a pas aussi facilité la tâche des bâtisseurs de ce football financiarisé ?
On peut quand même constater que, de fait, les opposants les plus virulents à la Super Ligue ont été les supporters les plus fervents des clubs impliqués, en particulier en Angleterre. Mais le football de la Super Ligue, qui remonte à bien avant son lancement officiel, a progressivement converti les publics du football à sa cause. Il faut reconnaître que ce football possède un puissant pouvoir d’attraction : il est très spectaculaire, propose de très grandes affiches entre des clubs très prestigieux, ayant dans leurs effectifs les meilleurs joueurs…
On peut distinguer les supporters les plus fervents sur la durée, comprenant les ultras, mais pas seulement, et les nouveaux publics que le football mondialisé a conquis au fil des années, notamment en Amérique du Nord ou en Asie. Les six clubs de Premier League impliqués dans la Super Ligue ont sous-estimé le pouvoir politique de leurs supporters locaux parce qu’ils s’adressent depuis longtemps en priorité à la grosse majorité de leurs fans dans le monde entier. Les dirigeants ont pensé qu’ils pouvaient faire sécession sans consulter leurs supporters locaux, et même sans les informer. Ils se sont trompés, mais ce football élitiste reste très séduisant, y compris pour ceux qui aiment le football tel qu’il était avant. Même dans les bastions historiques du football européen, les plus jeunes n’ont pas connu le football d’avant, ils ont été progressivement « convertis » au football actuel. D’où la difficulté de lutter contre lui.
La télévision n’a-t-elle pas été l’acteur clé du changement ? Les chaînes ont contribué à financiariser le football via l’achat de droits, elles ont imposé leur programmation des matchs, préconisé des compétitions formatées pour elles…
Ce que j’essaie de montrer au début du livre, c’est que, désormais financé par les droits de diffusion, le football devenait un « produit télévisuel ». Ses organisateurs ont alors dû se conformer aux demandes de ces financeurs, qui veulent avant tout un spectacle viable commercialement et le plus prestigieux possible. On n’a pas pris pleinement conscience de ce que signifiait ce changement. Il a eu, comme tu le dis, des effets sur le calendrier avec l’étalement des matchs qui, auparavant, se disputaient rituellement le même jour à la même heure. Mais il a aussi poussé au développement de compétitions « premium » comme la Ligue des champions, favorisé une hiérarchie des compétitions européennes : la Ligue Europa et la Conference League sont devenues des sortes de deuxième et troisième divisions européennes. Cette élitisation du football est conçue de sorte que chacun reste à sa place, surtout les plus forts au sommet en empêchant toute progression des autres clubs, quel que soit leur mérite sportif. De fait, ces clubs « moyens » ou « petits » servent essentiellement de fournisseurs de joueurs pour les clubs les plus riches.
Cela a changé la nature même du football, en tant que sport ?
Ces évolutions ont entraîné un changement de paradigme : le football, sport de compétition, est devenu avant tout un spectacle lié à sa propre industrie du divertissement. Cela a impliqué de renoncer progressivement à des principes essentiels du sport de compétition, l’ouverture et l’équité des compétitions. La capacité théorique de toutes les équipes à accéder au sommet en remportant de grandes compétitions n’existe quasiment plus aujourd’hui, l’aléa sportif a été méthodiquement réduit. L’élite s’est resserrée et la Ligue des champions est désormais réservée aux pays et aux clubs les plus riches.
Sur un autre plan, les télévisions et leurs journalistes ont également fait une promotion intensive de l’arbitrage vidéo…
L’arbitrage vidéo est en effet un autre symptôme de cette aliénation à la télévision, car c’est un dispositif télévisuel qui ajoute un suspense, un élément de spectacle complètement étranger au jeu lui-même. Les diffuseurs, en particulier Canal+ en France, ont milité avec tous leurs moyens pour imposer l’arbitrage vidéo en le pratiquant à outrance bien avant son instauration officielle.
Pour revenir à la Super Ligue, on a pu constater une résurgence du projet il y a quelques semaines* avec un Florentino Pérez qui la présente comme un moyen de préserver le football populaire, ce qui peut faire sourire. Penses-tu que, du fait que les clubs obtiennent toujours gain de cause auprès de l’UEFA en brandissant cette menace, elle ne se réalisera jamais ?
Tant qu’on ne se donne pas les moyens d’enrayer la dynamique inégalitaire, on reste inscrit dans une trajectoire qui nous mène tout droit vers une ligue privée et fermée… Ou vers une forme un peu édulcorée, parce que les promoteurs de la Super Ligue ont compris qu’il fallait un système plus ouvert pour le rendre plus acceptable, avec plus de répartition des ressources. Mais l’objectif reste d’enrichir encore plus les plus riches, de leur attribuer de plus grosses parts d’un gâteau plus gros.
Si on n’ouvre pas un véritable débat sur la manière de mettre en place des politiques de régulation ou de réformes, on restera dans cette perspective d’élitisation qui prendrait immanquablement la forme de la Super Ligue ou d’un nouvel avatar de celle-ci. On pourrait proposer, dès demain, un programme complet de réformes visant à corriger les déséquilibres compétitifs actuels. Mon livre est une tentative, forcément insuffisante, d’appeler à l’ouverture de ce débat sur l’évolution du football ces trente dernières années, et surtout sur ses évolutions à venir. Il s’agit de sortir de cette attitude de résignation et de fatalisme qui conduit à une impuissance totale et à la poursuite de la fuite en avant.
Pendant la crise du Covid, certains aspects que tu mets en avant dans le livre se sont révélés de manière particulièrement vive : la nécessité de ne pas se couper d’un public populaire, la dépendance aux droits télé… Est-ce qu’on a bien retenu toutes les leçons de cette période ?
Malheureusement, non. Les clubs promoteurs de la Super Ligue ont adopté une forme de « stratégie du choc » : ils se sont dit que, dans cette situation de crise très profonde, c’était le bon moment pour provoquer une rupture complète en prétendant que le football était en danger de mort et les grands clubs en danger de banqueroute. Sans s’interroger sur ce qui avait conduit à cette situation, évidemment. La pandémie a surtout révélé que la prospérité économique du football était fragile, que la politique de développement des clubs, y compris des plus riches malgré des revenus considérables, était très imprudente puisqu’ils ne disposaient pas d’assez de fonds propres, de réserves pour affronter la crise.
On a entendu, dans le football aussi, ce discours sur « le monde d’après » qui ne pourrait pas être comme « le monde d’avant ». Mais on s’est empressés d’oublier tous les enseignements de cette crise très profonde. Il en reste cette interrogation assez épineuse sur la santé économique réelle du football. Les droits de diffusion télé ne progressent plus comme auparavant : ils augmentent à la marge, ou stagnent et même parfois baissent comme on a pu le voir en France. Cette croissance quasi ininterrompue depuis trente ans a peut-être atteint un plafond, ce qui pourrait favoriser des reconfigurations économiques.
L’opportunité de réformer le football n’a donc pas encore été manquée ?
On ne peut pas être trop optimiste ou naïvement optimiste : en théorie, la situation offre des opportunités de changer le football, mais elle peut aussi préluder à un durcissement de cette fuite en avant économique, comme l’ont tenté les sécessionnistes de la Super Ligue en 2021. Certains signaux sont assez alarmants. Ce modèle qui repose sur les droits télé et leur croissance implique que l’accès au football télévisé soit de plus en plus payant et de plus en plus dispersé chez de nombreux diffuseurs. Or cela peut finir par nuire à la popularité du football, qui se coupe ainsi de ses propres publics, qui risque de ne plus en conquérir de nouveaux, particulièrement dans les jeunes générations. La popularité du football est en danger. Certes, elle reste considérable, comme l’hégémonie culturelle du football sur les autres sports, mais ces risques pourraient se concrétiser dans les années à venir.
En fin de livre, tu parles de certains contre-modèles, y compris celui de la Bundesliga qui remplit les stades avec des clubs toujours sous actionnariat majoritairement allemand…
La Bundesliga, à travers sa législation du « 50+1 », montre qu’un football très puissant peut adopter des mécanismes de régulation forts, qui ont la vertu de résister à la financiarisation ou à la prédation par des fonds souverains ou par des investisseurs motivés uniquement par le profit, et ainsi de maintenir un ancrage local des clubs. Cela a le mérite de montrer que des réformes sont possibles pour préserver le rôle social, le caractère patrimonial du football, sans nuire à sa prospérité économique.
On invoque aussi beaucoup certains clubs « exemplaires », comme l’Athletic Bilbao qui ne recrute que des Basques, le Red Star, Sankt-Pauli. Mais ces deux derniers utilisent leur image de clubs populaires pour faire du business… Alors, où place-t-on la limite ?
C’est compliqué, en effet. Le Red Star est la propriété d’un fonds d’investissement qui possède plusieurs clubs, les dirigeants de Sankt-Pauli sont des maîtres du merchandising et du marketing… Cela ne minore pas les aspects très positifs de leur démarche, les actions sociales qu’ils mènent pour aider des réfugiés ou pour lutter contre l’homophobie, mais il y a évidemment des ambiguïtés. Pour autant, ces clubs proposent des alternatives intéressantes, promeuvent des contre-modèles. Forest Green Rovers ou le Betis Séville ont mis en place des démarches environnementales ambitieuses. Il y a aussi les initiatives de refondation de clubs, comme le FC United of Manchester, les clubs repris sous la forme de coopératives, comme le SC Bastia ou le FC Sochaux-Montbéliard en France. On peut aussi noter l’existence d’une initiative comme le Calcio popolare en Italie, ou tous les clubs militants aux échelons amateurs. Il y a une myriade de contre-modèles et d’expériences audacieuses qui portent une critique du foot business.
À eux seuls, ils ne peuvent pourtant pas changer la donne ?
Ces expériences restent marginales, en effet, et elles n’ont pas le pouvoir de transformer le football d’élite, son économie et ses réglementations. Il faudrait aller au-delà, du moins si l’on considère que le football professionnel mérite d’être sauvé. On a aussi vu au, moment de la Super Ligue, des passionnés réagir en disant : « Qu’ils la fassent, leur Super Ligue ! Et nous on continuera à suivre des petits clubs ou à jouer en amateur. » Mais je trouverais dommage de renoncer. Parce que quand on aime un sport, on l’aime dans toutes ses dimensions : depuis le foot amateur jusqu’à son élite, qui exerce nécessairement une fascination. Là, j’emploie le terme d’élite au sens noble, qui désigne le plus haut niveau, l’excellence sportive. Même si l’on peut être pessimiste sur les évolutions actuelles, il ne faut pas renoncer à porter le débat et à militer pour, sinon révolutionner, au moins réformer ce football. Parce que c’est possible, et parce que c’est à nous tous qu’il devrait appartenir !
*Entretien réalisé le 15 décembre, avant la décision de la cour de justice de l’Union Européenne à ce sujet.
Propos recueillis par Didier Guibelin